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Tout ce que révèle Bayeux du passé médiéval normand

L'espace Naturel Sensible de la Vallée de l'Aure avec la cathédrale de Bayeux au fond. L'espace Naturel Sensible de la Vallée de l'Aure avec la cathédrale de Bayeux au fond. - © Francis Cormon / Détours en France

Publié le par Stéphane Maurice

Sortie indemne des bombardements de 1944, la capitale du Bessin est une miraculée qui témoigne de ce qui n’existe plus ailleurs dans le département. Depuis les flèches de la cathédrale, toutes les strates de l’histoire sur deux millénaires sont encore lisibles dans le paysage urbain.

La cathédrale de Bayeux

La cathédrale Notre-Dame de Bayeux en Normandie.
© Francis Cormon / Détours en France

Le monte-charge s’arrache du sol dans une plainte métallique. En rejoignant tous les matins les hauteurs du transept, les tailleurs de pierre de l’entreprise Lefèvre s’offrent un lent travelling sur la cathédrale Notre-Dame et ses gargouilles grimaçantes. Gilles Gaillard, conduit son dernier chantier à Bayeux après une longue carrière passée au chevet des plus beaux édifices de Normandie, dont trois années vécues au Mont-Saint-Michel qui l’ont profondément marqué. Mais il est heureux de terminer sa vie professionnelle dans le Bessin auprès d’un monument qu’il apprécie pour son élan et sa luminosité. Avec son équipe, il vient de mettre en place de nouveaux vitraux pour remplacer une verrière du XXe siècle très détériorée. Une opération menée sous l’expertise de Jérôme Beaunay, architecte des bâtiments de France et conservateur de la cathédrale. Les deux hommes font cause commune pour rendre son éclat à l’édifice. Jérôme Beaunay explique le parti pris adopté avec l’artiste Véronique Joumard, qui a été retenue dans le cadre d’une commande publique du ministère de la Culture. « Nous avions deux possibilités : recopier un modèle ancien, ou tenir compte du fait que la cathédrale s’est construite sur des siècles, et donc marquer le XXIe siècle par une création contemporaine. L’artiste a travaillé sur la lumière en tant que matière et sur le principe de diffraction. » La thématique demandée par le clergé était celle de la paix. Bayeux est historiquement liée au 6 Juin et, chaque année à cette date, un office anglican est célébré pour commémorer le Débarquement et la paix retrouvée. Les restaurations sur le transept s’enchaînent depuis plusieurs années, face après face. Le travail débute toujours par un nettoyage des parements salis par le temps, la mousse et les lichens. « Nous pratiquons un hydrogommage, précise Gilles Gaillard, qui consiste à projeter une sorte de talc à basse pression pour enlever les impuretés. Ensuite, nous réalisons un relevé sanitaire de chaque façade. Tous les éléments sont pris en compte, puis l’architecte nous autorise ou pas à changer les éléments qui le nécessitent. Alors, le grand travail de la pierre se met en place, les tailleurs réalisent les pièces en atelier, et nous, les poseurs, nous travaillons sur le terrain. » Dans la loge de taille située au pied de la cathédrale et visible du public, des baldaquins attendent leur mise en place. La pierre, d’un blanc crémeux, est à son avantage sous le soleil. Elle provient de Creully, comme à l’origine de la construction. « Les carrières sont toujours exploitées, mais il sera bientôt difficile de s’approvisionner, s’inquiète Gilles Gaillard. On peine à obtenir de très gros volumes. Heureusement, le bassin caennais est de la même veine et les deux pierres sont compatibles. »

 

Un bâti asymétrique

La cathédrale Notre-Dame de Bayeux en Normandie.
© Francis Cormon / Détours en France

L’incendie de Notre-Dame de Paris a révélé la vulnérabilité des cathédrales et de leur charpente. Jérôme Beaunay nous conduit dans un dédale d’escaliers toujours plus étroits pour atteindre le beffroi. Avec celui de l’église Saint-Pierre de Chartres, c’est l’un des plus anciens de France. La technique de la dendrochronologie a établi que les arbres utilisés pour sa construction ont été abattus en 1194. Contrairement aux idées reçues, on mettait bien en œuvre le bois vert. Ce grand double beffroi en « X » a reçu quatre cloches dès le XIIe siècle. Mais elles ont rapidement migré à l’étage supérieur dont les sommiers ont été restaurés en 2012. On y trouve les plus grosses cloches de la cathédrale, dont le bourdon de près de 4 tonnes. Dans l’une des travées libérées, une roue de levage a été installée au XIIIe siècle. Mais le chef-d’œuvre se trouve au-dessus du chœur et du transept, où l’on découvre une charpente à chevrons-formant-fermes du XIIIe siècle, bien plus rare. Les chevrons ont la même taille que les arbalétriers et cette énorme densité de bois laisse une impression de coque de bateau. Cette technique disparaîtra à cause de la surexploitation des forêts qui amènera l’invention de la panne, de plus petite section. Le sentiment d’équilibre qui se dégage de Notre-Dame de Bayeux n’est qu’un leurre. Sur la façade occidentale, les deux tours paraissent symétriques mais elles sont en réalité assez différentes. La nef elle-même est désaxée par rapport aux tours. Cette disposition tient au fait que la cathédrale a été construite en intégrant des éléments plus anciens du XIe siècle comme la crypte et les tours.

 

Les strates de l’histoire

Le moulin des tanneurs, dans l’ancien quartier artisanal de Bayeux en Normandie.
© Francis Cormon / Détours en France

Depuis la tour lanterne, point d’observation idéal, toute la ville s’embrasse d’un seul regard. Épargnée par le Débarquement, Bayeux a conservé son cœur ancien, constitué d’un ensemble cathédrale, de maisons à pans de bois et d’hôtels particuliers. Le tout concentré dans un périmètre réduit et densément urbanisé. « Pour comprendre la stratification des époques, explique Antoine Verney, conservateur en chef des musées de Bayeux, il faut aborder la ville par ses quartiers et distinguer en premier lieu la cité médiévale à l’intérieur de son enceinte. Dans ce périmètre de 400 mètres de côté, trois ensembles régissent la vie quotidienne et la structuration de l’espace. Le quartier canonial, le quartier du pouvoir civil et de la petite noblesse, enfin celui des activités commerciales. » Depuis le Moyen Âge, le poids du clergé est considérable à Bayeux. Il occupe à lui seul près d’un tiers de la surface de la ville. L’ensemble cathédral est formé de trois unités : la cathédrale et la bibliothèque du chapitre, le palais épiscopal et, particulièrement remarquable à Bayeux, l’hôtel du Doyen. Les architectures religieuse et civile s’entrelacent, et le nombre de demeures canoniales est impressionnant. Faisant partie de leur prébende, les chanoines qui disposaient de revenus agricoles ont fait construire de nombreux manoirs urbains occupés comme logements de fonction. Il est facile de reconnaître ces maisons du XIIIe et du XIVe siècle, toutes en pierre, avec une architecture caractéristique : fenêtres ogivales, parfois trilobées, frises de quadrilobes... Elles se concentrent rue de la Maîtrise, rue Franche, rue de la Juridiction. Au-delà du XVIe siècle, le monde canonial cesse de bâtir. Le clergé traverse mal l’épreuve de la guerre de Cent Ans et ses revenus ne suffisent plus à entreprendre de nouvelles constructions. Au-delà de la rue Quincangrogne, on change d’univers et le pouvoir civil prend place. C’est près du château disparu (aujourd’hui place Charles-de-Gaulle) que s’établit la petite noblesse. Une noblesse d’épée autour du gouverneur du château, et une noblesse de robe autour de la juridiction et de la prison du bailliage... La petite bourgeoisie et les commerçants se trouvent à la tête d’un capital assez important pour répondre à une nécessité de l’État à partir du XVIe siècle: la multiplication des charges vendues par le pouvoir royal pour remplir ses caisses ! Cette bourgeoisie enrichie bascule dans la petite noblesse et devient le contrepoids du clergé. Cela se traduit par des constructions typiquement gothiques avec les manoirs à tours, symboles de Bayeux, qui vont perdurer jusqu’au milieu du XVIe siècle.

 

Les hôtels particuliers de Bayeux

 La Jumellière, hôtel particulier datant de 1777 situé dans le Vieux Bayeux.
© Francis Cormon / Détours en France

Le cœur de Bayeux compte plus d’une quarantaine d’hôtels particuliers construits avant la Révolution. Après des années de recherche, Adrienne et Édouard Sion ont trouvé leur perle rare. Concentré autour de la cathédrale, le Vieux Bayeux valorise son patrimoine médiéval. Mais ce sont les propriétaires terriens et les aristocrates parisiens qui ont façonné la ville que nous visitons aujourd’hui, avec la construction d’hôtels particuliers. « Par leur nombre, ils sont les témoins des flux d’argent qui circulaient à Bayeux lorsque la ville était une capitale administrative », explique Adrienne. Avec son mari Édouard Sion, elle forme un couple passionné par le XVIIIe siècle. Pendant trois ans, ils ont cherché la propriété idéale jusqu’à la découverte de l’hôtel de la Jumellière, construit en 1777. Une maison de 400 mètres carrés avec ses dépendances où l’on entrait en calèche, et qui n’a connu que deux propriétaires depuis le XIXe siècle. « Nous voulions une maison restaurée dans les règles de l’art. Le dernier propriétaire était un puriste comme nous le sommes. Il avait rétabli les fenêtres à petits carreaux en verre soufflé. Nous avons seulement rafraîchi les peintures mais en gardant les couleurs d’origine. » Seule concession à la modernité, la cuisine a été ramenée à l’étage, au même niveau que les salons et la salle à manger, pour profiter d’une belle luminosité. Adrienne y dresse une belle table pour des dîners aux chandelles proposés aux touristes américains. Sa double culture lui permet d’organiser des séjours très haut de gamme pour les descendants des vétérans et pour ses compatriotes attirés par les plages du Débarquement. Fille de militaire et mère de trois enfants engagés dans l’armée américaine, elle explique le sens de ces voyages en Normandie. « Dès notre plus jeune âge, nous sommes élevés dans le respect des valeurs patriotiques. Pour les Américains qui en ont les moyens, la Normandie, c’est un pèlerinage, et faire un voyage en Europe dans sa vie, c’est un accomplissement. »

La Tapisserie de Bayeux, inscrite au registre Mémoire du monde par l'UNESCO.
© Francis Cormon / Détours en France

Tapisserie de Bayeux : un chef d’oeuvre sous surveillance

Avec ses 58 scènes et son récit incomplet, la Tapisserie de Bayeux n’est pas seulement un joyau sans pareil de l’art roman. Classée « Mémoire du monde » par l’Unesco, elle retrace la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant et ses compagnons. Confiée en dépôt par Bonaparte à la Ville de Bayeux en 1804, la Tapisserie est un document unique du XIe siècle. Cette toile de lin extrêmement fragile de près de 70 mètres de longueur nous est parvenue miraculeusement. Et si par le passé elle n’a pas fait l’objet de tous les soins qui lui étaient dus, il en est tout autrement aujourd’hui, car sa conservation est un enjeu primordial pour la connaissance du Moyen Âge. En janvier 2020, un constat a été réalisé par une équipe spécialisée de huit restauratrices mandatées par l’État. Objectif ? Mieux connaître son état de conservation pour élaborer un protocole de restauration et préconiser de nouveaux principes d’exposition. En effet, le projet d’un nouveau musée est lancé et son ouverture programmée pour 2026. Après manipulation de la Tapisserie sur son rail de suspension derrière la vitrine protectrice, en janvier 2020, les 68 mètres de broderie ont fait l'objet d’un examen poussé, centimètre par centimètre, pour analyser les dégradations. Chaque altération a été reportée directement sur un outil dédié, un système d’information documentaire spécialisé (SDIS), à l’aide de tablettes numériques. Cette étude minutieuse a permis d’identifier 24 204 taches, 16 445 plis, 9 646 manques dans la toile ou les broderies, 30 déchirures non stabilisées et une fragilisation plus importante des premiers mètres de l’œuvre. Dans son compte rendu, l’institution précise : « Certaines altérations sont les témoins de l’Histoire de l’œuvre, elles seront donc conservées à moins qu’elles ne constituent un risque d’aggravation de son état. » Ainsi, les trous provoqués par d’anciens accrochages, des réparations de la toile réalisées dans le passé, ou des taches de cire dues à l’éclairage à la bougie dans la cathédrale, sont maintenant répertoriés. L’état de la tapisserie est désormais connu dans les moindres détails. Les désordres sont nombreux et nécessitent une restauration pour stabiliser l’œuvre. Le comité scientifique chargé du suivi des opérations de conservation-restauration a décidé de saisir l'opportunité des travaux du nouveau musée pour extraire l’œuvre et lancer l’intervention.