
À peine débarqués dans la baie du Stiff, dans le Nord-Est, on retrouve des voitures et des routes bitumées : Ouessant est la plus grande des îles de la mer d’Iroise (8 kilomètres sur 4) et compte quelque 800 habitants à l’année. C’est par une vue aérienne que nous commençons notre périple. Le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) de Corsen chargé de la zone maritime, nous a exceptionnellement donné accès à la vigie de la tour radar du Stiff, la fameuse sentinelle visible de loin. « Elle a été bâtie pour surveiller le rail d’Ouessant, mis en place à 24 milles de l’île pour séparer le trafic maritime après le naufrage de l’Amoco Cadiz sur la côte nord du Finistère en 1978 », explique Patrick Cornic, dans l’ascenseur qui nous propulse vers le sommet de la tour haute de 72 mètres. « Toutes les données sont ensuite transmises au centre basé sur le continent, à la pointe Corsen. Il n’y a plus de sémaphoristes ici, mais j’assure la vérification du matériel deux fois par jour », poursuit l’agent de maintenance ouessantin. Dans la nacelle vitrée, la mer bleu gris, lisse comme un miroir, magnétise le regard vers l’est. En dessous de nous, le phare du Stiff avec ses deux tours accolées est le dernier feu en activité du dispositif d’éclairage des côtes conçu par Vauban à la fin du XVIIe siècle. Au sud-ouest, l’île déroule son tapis de landes verdoyantes vers le bourg de Lampaul.

Le regard qui détaille la côte cherche les phares emblématiques d’Ouessant : à l’ouest, le Créac’h dans son tricot noir et blanc, puis, en mer en descendant en direction du sud, Nividic, la Jument et Kéréon. « Jusqu’à il y a une dizaine d’années, ils étaient équipés de cornes de brume. Mon enfance a été bercée par le son lugubre émis par le Créac’h les jours de brouillard », se souvient Patrick qui, pas rancunier, garda le phare mythique pendant quatorze ans.

Le clocher de l’église Saint-Paul-Aurélien de Lampaul est aussi un repère pour tous. Dans le quart sud-ouest, le bourg principal d’Ouessant est lové entre deux pointes de terre qui ressemblent à des pinces de crabe sur une carte. Ondine Morin a son étal de poissons en face du sanctuaire. Marin pêcheur et guide-conférencière, la jeune femme s’est intéressée à l’histoire du territoire.

« C’est l’ouverture sur l’extérieur qui a sauvé Ouessant d’un déclin et l’a façonnée. En l’absence d’abri naturel, les hommes sont devenus marins et non pêcheurs. Dès le XVIIe siècle, ils ont embarqué pour des destinations lointaines sur des navires de commerce ou militaire. Ils en ont ramené une ouverture sur le monde, une soif de culture, une vitalité nouvelle. Sans hommes, cette île aux femmes a aussi drainé un fantasme qui a attiré des curieux, des baroudeurs, des artistes. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, des peintres − Charles Cottet en tête − et des écrivains ont posé leur regard sur Ouessant », insiste-t-elle. Les créateurs aiment toujours l’île. Le musicien Yann Tiersen y réside depuis vingt ans. Il a transformé l’ancienne discothèque de Lampaul en salle de concert et studios d’enregistrement. Le dramaturge et metteur en scène Olivier Py a aussi eu le coup de foudre pour l’île voilà deux décennies et lui a consacré un ouvrage, avec le photographe Hervé Inisan : Habiter Ouessant (éd. Géorama).
Circuits courts
Ondine s’interrompt pour emballer un lieu jaune ou un bar et prendre des nouvelles de ses clients. Ouessant compte seulement deux petits armements qui opèrent dans des eaux poissonneuses grâce à la richesse du plancton porté par les courants. « Avec mon conjoint, nous pratiquons la pêche à la ligne car elle est sélective et donc durable. Elle respecte le repos biologique des poissons », explique-t-elle. Leur marée est destinée à l’île et à Poiscaille, une plateforme de vente en ligne de casiers de poissons issus de la pêche durable sur le modèle des paniers maraîchers bio des AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne). « Les circuits courts sont essentiels. Il y a une quinzaine d’années, on importait beaucoup du continent. Le cheptel d’Ouessant s’était éteint. L’île a cherché des éleveurs et des agriculteurs pour que l’on gagne en autonomie. Depuis deux ou trois ans, on a retrouvé des troupeaux de brebis et de vaches », se réjouit Ondine.
Thomas et Marie Richaud sont les jeunes éleveurs qui ont relevé le pari d’un élevage de vaches en plein air pour approvisionner Ouessant en produits laitiers biologiques. En cette fin juin, leurs bêtes paissent dans les champs de Toulalan, au sud de Lampaul. « Nous louons 20 hectares à la mairie mais on pâture sur 80 hectares car les gens apprécient que l’on entretienne le paysage. Avec notre salle de traite mobile, on se déplace entre le Stiff et ici. Sur Facebook, on indique où nous sommes et les habitants viennent chercher les produits commandés. Sinon, ils peuvent trouver nos produits au marché de Lampaul ou dans les magasins et restaurants », explique le couple arrivé de la Drôme en 2021 avec ses trois enfants et un troupeau d’une vingtaine de vaches jersiaises adaptées au milieu. « On connaissait Ouessant avant de répondre à l’appel d’offres de la mairie. Les gens d’ici et le décor nous ont donné envie de nous ancrer sur l’île. On a appris à lâcher prise. Les enfants jouissent d’une liberté inouïe et nous, nous n’avons jamais connu une vie sociale aussi riche », sourit Marie.

Décor titanesque
Changement de décor à la pointe de Pern, à l’extrémité ouest de l’île. Le paysage est titanesque, des rochers déchiquetés avancent sur une mer que les courants font palpiter dans un bruissement d’écume blanche. À l’abandon, deux pylônes en béton arrimés sur des récifs accompagnent le regard jusqu’au phare de Nividic, couronné d’une superstructure en métal, souvenir d’une plateforme d’hélicoptère. Premier feu non habité, alimenté en électricité par la station du Créac’h, accessible pendant des années en téléphérique et situé aux confins occidentaux de la France métropolitaine, Nividic cumule les superlatifs.

C’est sur les rochers de cette pointe sauvage où souffle de tout temps la mélancolie qu’aime venir se promener et lire Hélène Prigent. L’historienne de l’art, longtemps responsable de la programmation autour des expositions des Musées nationaux, a fondé une maison d’édition à Ouessant en 2015. « Après avoir acheté une maison sur cette île où je passais mes vacances enfant, l’idée d’y vivre à plein temps s’est très vite imposée. Ici, l’expression “couper les ponts” prend tout son sens et la beauté brute et rugueuse emporte tout », explique la quinquagénaire à l’élégance décontractée. Baptisée Les Îliennes, en référence aux femmes d’Ouessant, sa société d’édition s’intéresse aux cultures insulaires. « Bien sûr, on a beaucoup publié sur l’île. Par exemple, le journal intime d’une jeune fille adolescente vivant ici entre 1905 et 1911, retrouvé par sa petite-fille, formidable témoignage du passé. J’ai aussi réédité les mémoires complètes d’un ancien gardiendephare.Despépites ! », nous confie-t-elle alors que notre marche sur la côte ouest nous emmène au pied du Créac’h, le phare de terre emblématique de l’île, rayé de bandes noires et blanches. « Le plus puissant du monde jusqu’à la fin du XXe siècle, et toujours le plus puissant d’Europe », souligne l’éditrice.
Des travaux sont en cours pour rénover le musée des Phares et Balises, abrité dans l’ancienne station électrique du feu, et permettre aussi au public d’accéder au sommet du phare à compter de 2026. Une première ! Le Créac’h règne ainsi sur un chaos rocheux, l’entrée de la Manche et sur l’ancien sémaphore, qui accueille désormais des artistes largement inspirés par la vie insulaire. « Ouessant s’apparente plus à un bateau qu’à une terre. C’est un bateau immobile », souffle Jean-Louis Pieraggi, écrivain corse en résidence lors de notre passage.
Chasse aux trésors
Un navire immobile, c’est probablement le sentiment que devaient ressentir les marins ouessantins lors de leur retour sur l’île. Le recueil de leurs témoignages en vue d’un ouvrage est un projet qui tient à cœur à l’éditrice Hélène Prigent. « Il s’agit de préserver la mémoire d’Ouessant », souligne-t-elle avant de nous faire rencontrer Eugène Malgorn, dans sa maison de Lampaul. Chemise à carreaux, pantalon à larges bretelles, le nonagénaire se souvient ainsi d’une vie sur l’île en pointillé : « Je suis parti à l’âge de 15 ans. Dans ma famille tous les hommes étaient marins. Au début, on revenait tous les dix mois, puis tous les huit, six, quatre mois, jusqu’à deux mois à la fin. Dix mois, c’était vraiment long... Quand il était bébé, mon fils ne me reconnaissait pas à mon retour. »
L’arsenal de Brest a aussi aimanté des Ouessantins désireux de ne pas s’éloigner de leur île. C’est le cas de Paul Boloré, qui collectionne tout ce qui concerne Ouessant : livres anciens, cou pures de presse ou objets insolites. Le matin, à marée basse, il glane sur les grèves en bas de chez lui tout ce que la mer délaisse : bois flotté, morceaux de bouées, os de seiche, coquillages... Avec ses trouvailles, il réalise des œuvres d’art brut, certaines présentées en 2023 au phare du Stiff, où Hélène organise des expositions collectives d’artistes amateurs inspirés par Ouessant.
Paul nous a donné rendez-vous pour une chasse aux trésors matinale, à Arlan, une des rares plages de sable de l’île, sur la côte sud-est. Festonnée de rochers bruns, la délicieuse anse ouvre sur le dangereux passage du Fromveur. Le puissant courant fait tourner la première hydrolienne installée en France, à 55 mètres de profondeur. Elle alimente les Ouessantins en énergie renouvelable. « Une île, c’est le lieu de tous les possibles, de tous les imaginaires, souligne Paul les yeux rivés sur le sable. Ma découverte la plus curieuse ? Une bouteille à la mer, mise à l’eau du côté de Terre-Neuve, porteuse d’un message de vœu de bonheur. »