L'abbaye de Cluny

Siège durant cinq siècles de la plus grande église de la chrétienté et fief du monachisme occidental, la cité a fortement rayonné en Europe. Malgré les destructions de la Révolution, l’empreinte religieuse ambiante témoigne de la puissance passée de l’ordre clunisien. 8 %. C’est tout ce qu’il reste de l’église abbatiale bâtie aux Xe et XIe siècles à Cluny. Une goutte d’eau dans un océan religieux pour ces reliques qui, complétées par les bâtiments monastiques et le cloître reconstruits au XVIIIe siècle, évoquent la puissance de l’ordre des clunisiens à l’époque médiévale. Pour prendre la mesure de cette influence, il existe un moyen simple : grimper au sommet de la tour des Fromages. Partie de la fortification qui protégeait jadis le domaine monastique, cette tour carrée romane, parmi les plus anciens vestiges de Cluny, dévoile à son sommet une vue édifiante. Dans l’enceinte protégée, étendue sur 14 hectares, se déploient l’abbaye et son cloître, la salle capitulaire, le farinier (un bâtiment de stockage), le palais abbatial Jean de Bourbon (XVe siècle), l’hôtel de ville (ex-palais abbatial de Jacques d’Amboise, du XVIe siècle) ainsi que le transept et le clocher de l’église. Ces deux derniers sont les seuls rescapés de la fameuse « Maior Ecclesia », qui atteignait, au XIe siècle, 187 mètres de long, avec une nef à cinq vaisseaux illuminée par 300 fenêtres et supportée par une soixantaine de piliers. Cette église ne fut rien de moins, cinq siècles durant, que la plus grande de la chrétienté jusqu’à la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome, aux XVIe et XVIIe siècles. L’église et ses dépendances sont cernées par quatre autres tours (du Moulin, Buttevant, Ronde, Fabry) qui confèrent au domaine religieux de Cluny une allure de forteresse de la foi.
Richesse médiévale de la cité

Au-delà des murs, la cité transpire une richesse médiévale que seul le rayonnement de l’ordre lui a permis d’atteindre. Trois quartiers constituent sa trame : Saint-Mayeul (XIe), Notre-Dame (XIe-XIIe) et Saint-Marcel (XVIe). Chacun abrite de belles maisons médiévales ou gothiques, avec tout ou partie d’un décor de façade élégamment ouvragé. Le rez-de-chaussée était généralement dévolu au commerce ou à l’artisanat et l’étage, révélant la prospérité de son propriétaire, réservé à l’habitat. À Saint-Mayeul, rue d’Avril, l’hôtel des Monnaies affiche une sobriété qui contraste avec la belle décoration à claire-voie de la maison du 6ter, rue Desbois. Ou de la maison des Dragons, place Notre-Dame, située dans le quartier éponyme. Cette demeure, datée de 1215, a livré des peintures murales médiévales et fait l’objet de fouilles archéologiques pour mieux révéler la nature de la vie domestique à l’époque. La richesse du bâti, c’est aussi celle du palais abbatial Jean de Bourbon. Édifié par le premier abbé commanditaire de Cluny au XVe siècle, il abrite le musée d’art et d’archéologie. S’y entassent quantité de souvenirs de la glorieuse époque clunisienne. À ce stade, une question peut tarauder le visiteur. Comment un tel site, « sorti du néant », a-t-il pu prendre une aussi grande importance et rayonner pendant si longtemps en France et en Europe ? Pour comprendre l’origine de Cluny, il faut remonter à la France du Xe siècle. Le territoire est alors partagé entre la Francie occidentale, la Lotharingie et la Francie orientale. Pour racheter ses péchés, Guillaume d’Aquitaine, chef de la Francie occidentale et comte de Mâcon, donne des terres à Cluny à l’abbé Bernon, un religieux qui a placé le monastère sous la règle de saint Benoît. Objectif : bâtir une abbaye. Le lieu semble cocher toutes les cases. Il se trouve à l’intersection des trois territoires et proche de carrières où la pierre de construction abonde. Il dispose en prime de riches terres agricoles et se situe à la confluence de deux rivières, le Médasson et la Grosne. En 909-910, Bernon et douze moines s’y installent. Fondée dans la foulée, l’abbaye va vite connaître la prospérité. Et cela pour une raison majeure : elle s’émancipe du pouvoir seigneurial et épiscopal. Elle s’en détache d’autant mieux qu’en 931, le pape lui accorde le droit de gérer tout autre monastère prêt à suivre son modèle bénédictin. Les revenus affluent. Ils proviennent des dons des fidèles, des retombées des pèlerinages, des droits prélevés sur les terres environnantes et des taxes payées par les monastères du réseau. À son apogée, entre la fin du XIe et le début du XIIe siècle, les 400 moines de Cluny règnent sur 1 200 monastères bénédictins en France et en Europe et plus de 10 000 moines clunisiens ! L’ordre est présent de l’Écosse à l’Espagne et, à l’est, jusqu’en Pologne. La consécration vient en 1080, quand l’un des abbés célèbres de Cluny, saint Hugues, entame la construction de « La Maior Ecclesia », phare de la chrétienté en Occident.

Las, le déclin s’amorce dès cette époque. Les dépenses générées par l’édification de l’église sont colossales. D’autres ordres, tels les Cisterciens, commencent à voler la vedette aux Clunisiens. Les conflits avec les abbayes sœurs se multiplient. Le pape et le roi eux-mêmes veulent restaurer leur autorité et les guerres de Religion du XVIe siècle affaiblissent encore la confrérie. À la Révolution, l’abbaye devient bien national et, en 1810, la démolition débute. Le site se transforme en carrière de pierre. Malgré les reconstructions du XVIIIe siècle, le plus grand ordre médiéval de la chrétienté a bel et bien disparu. Mais au-delà des vestiges et de l’atmosphère unique du lieu, l’esprit de Cluny perdure. L’ordre des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, créé par Anne-Marie Javouhey au XIXe siècle, œuvre en faveur de l’éducation et de l’évangélisation. Surtout, la communauté de Taizé s’est installée à côté. Son fondateur, le Suisse Roger Schutz (1915-2005), aurait été saisi en visitant l’abbaye, au début de la Seconde Guerre mondiale. Cluny, donc, siège de la Fédération européenne des sites clunisiens, porte depuis 2021 la candidature de la ville et de près de 80 sites clunisiens auprès de l’Unesco, pour leur inscription sur la liste du patrimoine mondial. Ce serait la reconnaissance d’un ordre et d’une architecture qui ont pesé sur l’Europe et contribué à affirmer son identité chrétienne.
Paray-le-Monial, l’empreinte clunisienne

Rescapée des XIe et XIIe siècles, la basilique du Sacré-Cœur témoigne de ce que fut réellement l’art architectural du célèbre ordre monastique. À la différence de Cluny où l’édifice fut détruit, celui de Paray consacre l’art roman bourguignon et la suprématie des clunisiens. Modèle d’architecture clunisienne dans cette cité de Saône-et-Loire posée au bord de la Bourbince. Si un tel site religieux est né ici, c’est parce qu’il s’est inscrit dès l’origine dans une logique de maillage de territoire. À 50 kilomètres du siège de l’ordre et à 80 kilomètres de Souvigny (Allier), ensemble prieural dépendant de Cluny, né en 916, Paray-le-Monial consacre, entre les deux, la place de l’obédience sur ce territoire. Dans les années 970, le comte Lambert de Chalon y fonde un monastère, sur les conseils de Mayeul, abbé de Cluny. Hugues Ier, son fils, en hérite en 999 et en fait don aux moines de Cluny. Paray va dès lors.
Le chevet et son « génie roman »

Passé la façade aux deux tours et le porche, la nef, les bas-côtés et le transept baignent dans une douce lumière. Elle est savamment distillée par les fenêtres hautes à colonnettes, au troisième niveau. Le style évoque celui Cluny, comme en témoignent le voûtement de la nef, les arcades de l’abside et le déambulatoire du choeur. Le tout dégage une impression de finesse mais dénuée de faste, en raison de la sobriété générale du décor. Plus de 300 vitraux du XIXe et du XXè siècle, des lustres et un mobilier liturgique contemporain s’intègrent parfaitement dans cet ensemble. Reste que c’est toutefois à l’extérieur que l’église de Paray livre le mieux son « génie roman ». Non pas devant sa façade mais derrière son chevet. L’étagement pyramidal jusqu’au clocher et la symétrie de ses coupoles y sont d’une rare harmonie. Devenue église paroissiale quand l’ordre est dissous à la Révolution, elle prend le titre de basilique en 1875, par décision du pape Pie IX. Malgré d’importantes rénovations au XIXe siècle, l’église a conservé son allure romane. Ce n’est pas le cas du prieuré, relié à celle-ci par un beau portail à linteau sculpté. En mauvais état et affaibli par la perte d’influence de l’ordre, les moines clunisiens le font raser et bâtissent un nouveau monastère, entre 1702 et 1750. Sa façade d’honneur, de facture classique et ouverte vers les rives de la Bourbince, protège un cloître devenu jardin public et des espaces conventuels occupés par des associations. Du château des Abbés, édifié au XVe siècle et détruit à la Révolution, il ne reste que la grosse tour ronde. Encore un vestige monastique qui fait de Paray le modèle le mieux conservé de l’architecture clunisienne en Bourgogne.
L'abbaye Saint-Philibert à Tournus

En Bourgogne du Sud, Tournus abrite le troisième grand ensemble roman du territoire. Ici, point de clunisiens. Fondé par les moines de saint Philibert, ordre bénédictin à l’origine de l’abbaye de Jumièges, le site rappelle l’influence du pouvoir monastique aux temps médiévaux. Un peu oubliée entre Chalon-sur-Saône et Mâcon, la cité de Tournus doit son existence aux moines. C’est ici que se fixent en 875 ceux de la communauté de Saint-Philibert, en fuite de l’île de Noirmoutier depuis l’invasion viking quarante ans plus tôt. Ils rejoignent les convers du monastère Saint-Valérien, fondé à Tournus cinq siècles plus tôt à l’endroit même où ce saint, précurseur du christianisme, aurait été décapité et enterré. Voilà pour la genèse. Après différentes vicissitudes, les travaux de construction de l’actuelle abbaye commencent vers l’an mil pour s’achever autour de 1300. Le plan est celui d’un ensemble roman né pour briller : une église à narthex et à haute façade (d’allure ici défensive), jouxtée d’un monastère comprenant cloître, salle capitulaire, parloir, réfectoire et cellier. Le logis abbatial, lui, est plus récent. Il est bâti à l’écart au XVe siècle à une époque où les abbés n’appliquaient plus à eux-mêmes les strictes règles de la vie monastique. Privé, il ne se visite pas. Au-delà de sa taille, l’une des originalités de l’abbaye de Tournus est la couleur de sa pierre, un calcaire rouge extrait depuis le temps des Romains d’une carrière voisine (Préty). Il donne une teinte rosée au clocher de façade et à ses sculptures d’origine (entreposées dans le par- loir transformé en musée lapidaire), ainsi qu’à plusieurs autels de l’abbaye. L’autre caractéristique est sa nef. Passé le narthex sombre à gros piliers, la lumière jaillit sous les voûtes, dites à berceaux transversaux. Une audace à cette époque romane où elles sont toutes édifiées selon la technique des berceaux longitudinaux. On ne retrouve cette disposition, en France, que dans l’église de Mont-Saint-Vincent, à 50 kilomètres environ au nord de Tournus.
Des poutres de plus de mille ans !

L’église happe le visiteur par sa clarté et dévoile des espaces étonnants. La crypte, semi-souterraine, porte de fins piliers aux chapiteaux sculptés, sous une voûte du XIe siècle restée à l’état brut. Elle abrite le sarcophage contenant les reliques supposées de saint Valérien et un puits très profond. La chapelle Saint-Michel, au-dessus du narthex, conserve ses poutres d’origine, datées de 1002 ! Quant au déambulatoire, il a révélé en 2001, après des travaux de restauration, des mosaïques de la fin du XIIe siècle représentant les mois de l’année et les signes du zodiaque. Comme à Paray-le-Monial, le mobilier liturgique et les vitraux, des XXe et XXIe siècles, enluminent ce grand décorum médiéval. Devenu jardin public, le cloître, entouré des grandes pièces d’usage de la vie monacale, laisse à penser que le site grouillait de moines à l’époque de sa gloire. Il n’en est rien. Jadis, l’influence de l’ordre ne se jouait pas au nombre « d’encapuchonnés » mais plutôt au surdimensionnement du bâti, fait pour épater la galerie ! Datant de 1239, la salle capitulaire, splendide avec ses voûtes à croisée d’ogives, accueille le public lors d’expositions, tout comme le cellier. Très profond et haut de plafond, le réfectoire s’ouvre sur la rue Jeanton à l’occasion d’événements culturels. Les organisateurs doivent bénir les moines de Saint-Philibert de l’avoir vu si grand.