Jean-Michel nous a donné rendez-vous dans sa ferme, à côté de Saint-Jean-Pied-de-Port. « Aujourd’hui, vous allez m’accompagner dans la montagne et m’aider à descendre les brebis à la bergerie. Je n’ai pas de patou (chien de berger, ndlr), vous allez donc le remplacer. » Marché conclu. Direction la route d’Iraty, 24 kilomètres. Au col de Burdincurutcheta, à 1 141 mètres d’altitude, nous laissons nos voitures et suivons alors Jean-Michel dans la montagne. Tout en marchant, notre berger nous raconte son parcours. Il n’a pas toujours fait dans la brebis, mais a élevé des vaches pendant dix-sept ans. « Je fournissais Danone. D’abord 70 000 litres de lait par an, puis je suis passé à 300 000. Quand ils m’ont demandé 500 000, j’ai arrêté. C’est un engrenage, un vrai piège. » Jean-Michel s’est depuis reconverti dans la brebis : pas la manech, race locale et laitière, mais la tarasconaise, une race rustique à viande, donc sans contrainte liée à la traite. On sent bien que les contraintes, ça n’est plus le truc de Jean-Michel.

Pâtures bien délimitées

Des sommets à dos rond, l’estive à perte de vue est arpentée par des petits points blancs. « Mes brebis sont là-bas. » Comment fait-il pour les distinguer des autres troupeaux ? « Parce que c’est leur pâture, “xaro” en basque. La montagne est divisée en xaros, gérés par un syndicat intercommunal. Moi, j’ai 230 hectares pour mes 400 brebis. » Comment font-elles pour reconnaître leur terrain et y rester, puisqu’il n’y a aucune barrière, aucune délimitation entre les parcelles ? « J’ai appris aux plus anciennes, en les accompagnant ; maintenant, elles enseignent aux plus jeunes. Il y a toujours des aînées pour guider les autres. » Notons que les quelque 60 000 brebis qui arpentent quotidiennement la montagne la partagent aussi avec 2 500 vaches et 500 pottoks, les chevaux sauvages de la région. « Le pottok, ça ne sert à rien, mais ça ne coûte rien. » Voilà qui est dit. Et les prédateurs ? Il n’y a pas d’ours par ici, trop d’activité humaine. Mais bientôt peut-être les loups. « C’est à la société de décider si elle préfère les loups ou les troupeaux. Moi, je m’adapterai. Si la priorité va aux loups, les brebis plus jeunes resteront en bas, et je mettrais les réformées en haut, quitte à toucher des subventions en cas d’attaque. »
Il est temps de faire descendre les brebis en contrebas vers la bergerie, après leur avoir fait contourner un sommet. Pas sûr qu’elles en aient envie, l’air est si doux et parfumé en haut... Au boulot ! Jean-Michel nous divise en groupes, un au-dessus, un en dessous et un autre qui fait la voiture-balai. « N’hésitez pas à donner de la voix pour les motiver. » Le groupe s’égaie, les manœuvres sont un peu chaotiques au début, mais très vite chacun y met du sien, y va de son « Allez ! » ou « Yep-yep ! » Tout le monde est concentré sur sa tâche sans discussions superflues. « André, fais attention, retiens-les par le haut », crie une dame à son mari. On croirait qu’ils ont fait ça toute leur vie... Pour ma part, je m’égare un peu en suivant une rebelle, mais je retrouve vite le chemin et le groupe.

À l’heure de l’apéro

« Chemin », le mot est exagéré. Dans la montagne, il n’y en a pas, plutôt des sentes très fines, tracées par des millions de passages de brebis aux mêmes endroits, depuis des centaines d’années. Autant dire qu’il faut avoir de bonnes chaussures qui tiennent la cheville. Petit à petit, le troupeau se réunit et accepte de descendre. Nous les suivons, assez fiers d’avoir rempli notre mission. Enfermées dans un enclos, les brebis sont examinées une par une par Jean-Michel. Vient l’heure de la récompense, ce que notre hôte appelle l’apéritif. Attention : un apéritif basque préparé par un berger, c’est un vrai repas. Pendant que circulent les plateaux de charcuterie, il confectionne les taloas, des crêpes de maïs garnies de fromages et de ventrèches qui grésillent sur la plancha. Les effluves sont irrésistibles. Pendant qu’il ouvre quelques bouteilles, les langues se délient, parlent de grands-parents qui avaient une ferme, de souvenirs de vacances à la campagne, on s’échange des adresses, des recettes. Avec le dessert, deux variétés de gâteau basque, la discussion devient plus politique. L’Europe, le mondialisme, les gens comme Jeff Bezos ou Bill Gates qui gagnent 10 000 fois plus que le commun des mortels, est-ce que c’est normal, et pour quoi faire ? Et Jean-Michel de conclure : « Il va falloir être solidaires, sinon on va se faire bouffer. » Les verres d’irouléguy aidant, on est tous d’accord. Et on va reprendre un peu de gâteau basque. À la crème ou à la cerise ?