Sens : les incontournables d'une ville aux portes de la Bourgogne
On connaît mal cette cité du nord de l’Yonne, plus proche de Fontainebleau que d’Auxerre. Réparons cette injustice : c’est à Sens que les portes de la Bourgogne s’ouvrent en grand. Ici, la gastronomie a son temple, et le patrimoine ses palais. Ainsi qu'une cathédrale unique en Europe! La grande Histoire y a laissé des traces, et la nature y prend ses aises.
« La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel », écrivait Baudelaire. Sens, 25 000 habitants, a changé bien souvent, mais elle a conservé son centre-ville en forme d’amande. On croque dedans avec gourmandise, en se régalant des maisons à colombages, des façades champenoises et des bâtiments majestueux. Le lundi matin, l’activité bat son plein sous la halle triangulaire du marché couvert. Bâti en 1882, ce temple d’acier riveté a fait peau neuve en 2015. Avec ses losanges de brique, ses baies vitrées et son architecture métallique, il évoque un Nautilus dédié à la bonne chère. Patrick Gauthier, cuisinier étoilé du restaurant La Madeleine, s’y rendait déjà en culottes courtes. « À l’époque, on trouvait les volailles à l’étage. Des grands-mères vendaient quatre salades, leurs haricots et quelques œufs sur du papier journal. C’était un monde fabuleux pour un enfant. » Le chef sénonais sillonne la planète pour ouvrir des restaurants ou donner des cours de cuisine « made in France ». Il n’en est pas moins attaché à sa ville natale et à son marché : « C'est une aubaine d’avoir de vrais maraîchers, de vrais bouchers, de vrais crémiers qui ont le goût du bon produit. Regardez ces chaources fabriqués à côté d’ici ! Et ces soumaintrains crémeux, un fromage qui monte en gamme et vise l’AOP. Plus loin, c’est le pain d’épices de Villeneuve-sur-Yonne; il s’exporte jusqu’à Tokyo. On a même un marchand d’escargots, qui élève des gros-gris car ça revient au goût du jour. » La gastronomie de Sens est à l’image de sa position géographique, au carrefour de la Champagne, de l’Île- de-France et de la Bourgogne. On remplit son panier de cidres du pays d’Othe, de chaources de l’Aube, de bouteilles de champagne et de vins de Joigny, les bourgognes les plus septentrionaux.
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Nos ancêtres, les Sénons
Située face aux Halles, Saint-Étienne dresse sa façade blanche comme une meringue. Le soir, en été, le parvis est envahi de badauds venus assister au spectacle Lumières de Sens, projeté sur la façade du sanctuaire. « C’est l’une des plus belles cathédrales de France ! », assure le chef Patrick Gauthier. Victor Hugo, qui passa là en 1839, ne cachait pas son admiration mêlée de surprise : « Tout est par paire dans la cathédrale de Sens : toute chose belle ou curieuse y a son pendant. Il y a une tour de pierre et la tour de plomb ; la chapelle romane et l’église gothique. C’est l’art compliqué d’Histoire. » L’Histoire... Pour cela, rien ne vaut une balade commentée par Bernard Brousse. Le directeur de l’office de tourisme connaît absolument tout du passé de sa ville, et il sait comme personne truffer ses commentaires d’anecdotes piquantes. Nous voici devant l’hôtel de ville, dont le beffroi voulait rivaliser avec la tour de la cathédrale. « Voyez ce fier Gaulois au sommet de l’édifice : c’est Brennus, le chef des Sénons, peuple gaulois qui avait Sens pour capitale. En 386 avant notre ère, on s’est emparé de Rome. Ne croyez pas Tite-Live, on a bien pris le Capitole et ses oies ! C’est à Brennus que l’on doit la formule “Vae Victis” (malheur aux vaincus). Après avoir obtenu notre rançon, les Sénons se sont installés au bord de l’Adriatique, à Senigallia, une ville italienne d’environ 45 000 habitants, notre ville jumelle » César fait stationner six légions à Sens en l'an -53, avant la bataille d’Alésia. La statue dorée de Brennus a beau dominer la ville, le plan de celle-ci est bien romain, et même impérial : il date de l’époque d’Augustin.
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Quand Sens commandait Paris
Sens a eu un rayonnement que l’on peine à imaginer aujourd’hui. Sous les Romains, la ville a ses Thermes, son amphithéâtre, ses aqueducs... Le Palais synodal recèle de remarquables vestiges de cette période, notamment une riche collection de stèles funéraires gallo-romaines.
Drapier, tailleur, forgeron... Gravé dans la pierre, tout un peuple laborieux est arrivé jusqu’à nous. Sous le Bas Empire, la ville s’entoure de murailles pour résister aux assauts des Barbares. « L’enceinte, en forme d’amande, fait près de trois kilomètres quand celle de Lutèce n’en faisait qu’un ! Les bâtiments gallo-romains ont fourni les matériaux pour construire ces fortifications. De la trentaine de tours de guet, il n’en reste que trois », précise Bernard Brousse. À l’époque, Sens est la capitale d’une vaste province de l’Empire romain chrétien, la Maxima Senonia. La cité commande Chartres, Auxerre, Meaux, Orléans, Troyes et Paris ! Les évêques de ces cités seront sous la tutelle de l’archevêque de Sens. « Aux XIIe et XIIIe siècles et jusqu’en 1622, Paris n’est qu’un évêché qui dépend de l’archevêché de Sens. Sens dominait le royaume de France puisque l’Église était supérieure au roi !», résume avec malice notre guide.
Un modèle de cathédrale
Trente ans avant Notre-Dame de Paris, on a édifié ici une cathédrale gothique, la toute première du monde. « En 1130, l’archevêque Sanglier a eu l’idée de faire appel à un maître d’œuvre qui a utilisé une technique nouvelle : la croisée d’ogives et les arcs-boutants. C’est le style gothique avant l’heure. On parle d’ailleurs, à l’époque, d’art de France », nous apprend encore Bernard Brousse. L’édifice servira de modèle aux cathédrales de Chartres, Bourges, Amiens et Canterbury en Angleterre. Victor Hugo avait raison : la cathédrale est à la fois imparfaite et riche de mille trésors. On y voit le tombeau du dauphin Louis de France (1729-1765), père de Louis XVI. Sur un vitrail, on devine la figure de Thomas Becket, archevêque de Canterbury, qui se réfugia à Sens pour fuir la colère d'Henri II, roi d’Angleterre. C’est encore à Sens que Bernard de Clairvaux fit condamner Abélard. Et que Camille Corot a peint son dernier tableau sur le motif, en 1874.
Napoléon et les autres
Le monde entier est passé à Sens, comme nous le confirment les musées de l’ancien palais des Archevêques, dont le beau toit de tuiles vernissées jouxte la cathédrale. Voici le bicorne que Napoléon arborait à Waterloo, ainsi que le costume qu’il portait à Sainte-Hélène – un don du « mamelouk Ali », qui servit l’empereur déchu, avant de mourir à Sens. Voici l’aube et la chasuble de Thomas Becket. « Saviez-vous que le pape d’Avignon, Clément VI, fut archevêque de Sens ? Et que Saint Louis et Marguerite de Provence s’y sont mariés en 1234 ? Ils ont passé leur nuit de noces au bord de l’Yonne. Le roi reviendra dans le Sénonais, à Villeneuve-l’Archevêque, en 1239 pour y recevoir la Couronne d’épines du Christ », ajoute Bernard Brousse. Pourtant, étudiant à Sens, Mallarmé a écrit : « Tout ce qui s’y passe devient gris ». « Sans doute parce qu’il y a raté son bac ! », ironise notre guide. « Quant au bon roi Henri IV, c’est à un moine séno- nais, Jacques Clément, qu’on le doit. Ce dernier a assassiné Henri III, son prédécesseur sur le trône de France ! »
Un îlot exotique au parc du Moulin-à-Tan
Chaque année en janvier, la ville perpétue l’ancestrale fête des Fous (ou fête des Innocents) : un âne, baptisé Noisette, pénètre dans la cathédrale avant de monter sur la scène du petit théâtre à l’italienne ! L’ensemble Obsidienne, spécialisé dans les musiques du Moyen Âge et de la Renaissance, orchestre cette drôle de tradition... Changement de décor, le deuxième dimanche de septembre. Ce jour-là, la cathédrale est en fleurs pour célébrer la Saint-Fiacre, patron des jardiniers. Les chariots croulant sous les dahlias, zinnias et reines-marguerites sont bénis par l’archevêque. La plupart de ces fleurs sont produites au parc du Moulin-à-Tan. Ces 15 hectares sont classés « Jardin remarquable », une rareté pour un établissement public. Les eaux de la Vanne et de la Lingue traversent cet espace verdoyant et jadis industrieux : le moulin à tan servait à broyer l’écorce de chêne, pour traiter les peaux. Au printemps, les sous-bois du parc sont couverts de narcisses et l’on entend les cours d’eau joyeux, qu’enjambent d’adorables petits ponts. La vraie richesse du parc se cache sous les parois de verre des serres tropicales. Cactus, épiphytes, nénuphars Victoria et plantes équatoriales forment un curieux îlot exotique. La végétation des déserts mexicains et de la jungle équatoriale s’invite en Bourgogne.
Frontière viticole
Retour en centre-ville. Il reste encore des gourmandises à croquer dans l’amande sénonaise : la maison d’Abraham (XVIe siècle) et ses pans de bois sculptés sous la Renaissance. On distingue l’arbre de Jessé sur le poteau cornier. Frappé par son cachet, Gustave Flaubert l'a décrite dans L’Éducation sentimentale. Non loin, la maison Jean Cousin, de la même époque, possède un bel escalier extérieur à vis, visible de la rue Jossey. La Poterne Garnier des Prés dévoile un pan de la muraille gallo-romaine.
Et l’Yonne chère au chef Patrick Gauthier ? Elle mord dans l’amande et coupe Sens en deux. Au milieu de la rivière, l’île d’Yonne accueille le quartier des pêcheurs, avec ses maisons de capitaine d’eau douce. Les coches fluviaux transportaient jadis, d’Auxerre à Paris, les tonneaux de vin et les passagers (dont les nourrices du Morvan), un voyage de quatre à cinq jours. Saint-Maurice, l’église de ces « gens de l’eau », a presque les pieds mouillés. C’est au pont d’Yonne que le roi Charles VI tira la limite entre les vins de Bourgogne et ceux de France en aval. Sens est une ville-frontière que l’on invite à visiter... dans les deux sens.