
En ce matin ensoleillé de septembre, le Vieux-Port reluit comme un sou neuf. Sur le quai Duperré, près de la porte de la Grosse-Horloge, les clients sirotent leur café en terrasse, aux premières loges pour admirer les voiliers amarrés aux pontons. Le bateau inter-îles, qui assure des liaisons régulières avec Aix, Ré et Oléron, pointe son nez sur le chenal reliant la cité à la mer. Quelques pas entre le havre d’échouage et le bassin à flot, et l’on arrive au pied de Saint-Nicolas, une des trois tours qui gardent l’entrée de La Rochelle depuis le Moyen Âge. « Aux siècles passés, tout navire entrant dans le port était militairement désarmé à la tour de la Lanterne. Il passait ensuite entre la tour de la Chaîne et la tour Saint-Nicolas, où l’Amirauté percevait les taxes sur les marchandises. De nuit, une chaîne était tendue entre les deux fortins afin d’empêcher les incursions ennemies », nous raconte l’écrivain et historien local Mickaël Augeron, qui joue pour nous les guides d’un jour.

Au fil des escaliers qui tournicotent, des salles voûtées et de la terrasse perchée à 37 mètres de Saint-Nicolas, la ville se dessine en miniature, le passé reprend forme. « La force de cette cité, c’est d’avoir su très tôt tirer parti des appétits concurrents de ses alliés, tantôt anglais, tantôt français, pour échapper aux taxes et développer le commerce maritime. Au XII e siècle, le roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt, maître du sud-ouest de la France grâce à son mariage opportun avec Aliénor d’Aquitaine, affranchit la ville de toute tutelle féodale. Et lorsque Louis XI rattache La Rochelle au royaume de France, en 1472, il “achète” sa fidélité en l’autorisant à “trafiquer” avec qui bon lui semble, même quand on serait en guerre avec lui. » À l’aube du XVIe siècle, la cité commerce ainsi déjà activement avec l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal. Et ses armateurs investissent leurs bénéfices dans les vignobles, le sel des marais charentais, le blé et les farines du Poitou. Ces capitalistes avant l’heure ne tardent pas à élargir leur horizon...
Berceau de la Nouvelle-France

Un travelling le long des maisons en bois coloré de l’ancien quartier de pêcheurs du Gabut, rénové en 1989, une flânerie sur les pavés de la rue Saint-Nicolas, bordée de maisons basses à arcades où fleurissent aujourd’hui restaurants, cafés et librairies, et l’on arrive à l’église Saint-Sauveur, sur le quai Maubec. Sous ses voûtes gothiques, quelques ex-voto rappellent les périlleux voyages en mer d’antan. « Dès les années 1520, les Rochelais lancent des campagnes de pêche à la morue à Terre-Neuve, reprend Mickaël Augeron. Puis ils poussent l’aventure vers les îles Caraïbes, jusqu’aux côtes de Floride et du Brésil... Les marins profitent de leurs escales pour faire du troc avec les “Sauvages”, comme on appelle alors les Amérindiens. » Au tout début du xviie siècle, deux enfants du pays s’élancent à leur tour sur les flots en direction de l’Amérique. Pierre Dugua de Mons et son lieutenant Samuel de Champlain explorent le golfe du Saint-Laurent et colonisent la Nouvelle-France. Le second, né dans une famille protestante puis converti au catholicisme, fonde la ville de Québec en 1608. Pendant un siècle, des milliers de paysans charentais et poitevins vont embarquer de La Rochelle pour aller s’installer sur les rives du Saint-Laurent...

« Alors que les échanges avec le continent américain se multiplient, La Rochelle s’affirme au XVII e siècle comme l’un des plus riches ports du royaume de France. Sa population, à 90 % protestante, est protégée par l’édit de Nantes, promulgué en 1598 par Henri IV pour mettre fin aux guerres de Religion. Et les armateurs investissent leur or dans l’aménagement de leur cité. » Par la rue Saint-Sau- veur, notre historien nous entraîne vers l’hôtel de ville. Fondé en 1298, c’est le plus ancien encore en activité de France. Derrière son mur d’enceinte, frappé d’un blason à l’effigie d’un navire armé, il déploie une façade richement sculptée et coiffée d’un beffroi, ainsi qu’une cour pavée encadrée d’une galerie Renaissance. La bâtisse a pourtant vécu des heures sombres... En 1627, la puissance des huguenots rochelais est devenue telle que Louis XIII craint de voir leur influence s’étendre à tout le royaume. Son ministre Richelieu ordonne le siège de La Rochelle. Il va durer plus d’un an, affamant les habitants et faisant des milliers de morts. À son issue, la ville perd ses avantages fiscaux et se repeuple de familles catholiques.
« Pour autant, les marchands protestants ne disparaissent pas du paysage de la ville, car le royaume a besoin d’eux pour remplir ses caisses », continue Mickaël Augeron en filant vers l’ancien quartier des armateurs. Dès 1630, le commerce triangulaire offre aux négociants le moyen de multiplier leurs bénéfices. Au xviiie siècle et jusqu’à l’abolition de l’esclavage, en 1848, La Rochelle devient ainsi le deuxième port négrier de France, après Nantes et devant Bordeaux. En témoignent les hôtels particuliers qui s’égrènent encore aujourd’hui rue des Augustins, rue Pernelle, rue de l’Escale ou encore rue Fleuriau, où le musée du Nouveau Monde s’est installé dans l’ancienne demeure d’Aimé-Benjamin Fleuriau, planteur de canne à sucre à Saint-Domingue. Dans la cour, une statue du sculpteur sénégalais Ousmane Sow représente Toussaint Louverture, l’affranchi devenu général qui proclama l’indépendance de l’île, en 1801...
Les Minimes, géant du port

Après le pont levant du Gabut, un autre monde se dessine. Destination le quartier des Minimes, créé ex nihilo sur des terrains marécageux dans les années 1970. Première escale sur l’ex-bassin de l’Encan, où les chalutiers déchargeaient jusqu’en 1994 la pêche pour la vente à la criée. Aujourd’hui s’y ouvrent les portes de l’aquarium et du Musée maritime, bâtisses futuristes à l’architecture de verre et de métal.

Sur l’eau, les visiteurs découvrent des trésors du patrimoine marin national, comme la frégate météorologique France I. De là, la piste cyclable de l’allée des Tamaris suit le front de mer, offrant des points de vue sur les tours de La Rochelle. Une halte au Globe de la francophonie, sculpture en bronze de l’artiste Bruce Krebs, puis on atterrit au cœur d’une forêt de mâts. Bienvenue aux Minimes, un des plus grands ports de plaisance du monde !

Depuis sa dernière extension, en 2014, ce géant aligne 4 700 places à flot, sur des kilomètres de pontons répartis sur quatre bassins. Ouvert sur le pertuis d’Antioche, un plan d’eau idéal pour tirer des bords, le port abrite un pôle d’entraînement pour la course au large, plusieurs écoles de voile et accueille chaque année en septembre le salon nautique international Le Grand Pavois. Des activités qui attirent des dizaines d’entreprises spécialisées, comme l’Atelier Bois & Océan, qui entretient et répare des navires de plaisance en bois. « Une part de notre activité consiste à réaliser sur mesure des aménagements en bois sur des bateaux récents. On customise les intérieurs pour créer des bars, des supports de moteur, toutes sortes de coffrages. Mais notre chantier est avant tout réputé pour la restauration de petits bateaux anciens, jusqu’à 20 mètres et 30 tonnes maximum », explique le charpentier de marine Nicolas Chanteloup, qui a racheté l’entreprise en 2016. Désormais à la tête d’une équipe de 20 personnes et d’un atelier de 1 400 mètres carrés, ce Géo Trouvetou développe également le recyclage des chutes de bois, transformés en briquettes, planches de surf, paddles et même vélos en bois. « Chaque restauration est une longue histoire. Car pour travailler dans les règles de l’art, il faut respecter le principe de construction navale, veiller à garder les matériaux d’origine, savoir utiliser les différentes essences de bois, qu’elles soient exotiques – comme l’acajou, l’iroko ou le teck – ou locales, comme le chêne ou l’acacia. »

Autour de la pépinière d’entreprises des Minimes, le promeneur découvre une véritable ville dans la ville, avec ses immeubles résidentiels, ses pistes cyclables, ses bornes de recharge à énergie solaire, son fameux glacier Tonton Maboule... et sa plage, plébiscitée aux beaux jours par les fans de beach-volley. En face, juste à l’entrée du chenal du port, trône le mythique phare du Bout-du-Monde. Inaugurée en l’an 2000, cette tourelle équipée d’une lanterne de 27 kilomètres de portée est la réplique exacte d’un phare qui se dressait au XIXe siècle au large d’Ushuaia, en Patagonie, et dont s’inspira Jules Verne pour un de ses romans. On doit sa jumelle de La Rochelle à l’aventurier André Bronner, qui en a retrouvé les vestiges en Argentine. Après une courte mais agréable baignade, la balade à vélo se poursuit vers le parc des Pères et les bâtiments de l’université, au fil de la piste aménagée le long de l’océan. À nous les magnifiques petites plages et le coucher de soleil sur la mer !
Chef-de-Baie, fief des pêcheurs

Bars, sardines, homards, bigorneaux... Pour humer l’air de la marée à La Rochelle, c’est dans l’autre sens qu’il faut pédaler. De la plage de la Concurrence, derrière le Vieux-Port, une promenade longe le bord de mer et rejoint le port de pêche de Chef-de-Baie, à 6 kilomètres à l’ouest. Depuis 1994, cette infrastructure moderne a remplacé l’ancien bassin des chalutiers et son marché à l’encan, devenus trop à l’étroit dans le centre-ville. Bordé de hangars multicolores, son bassin en eau profonde accueille 50 bateaux permanents à l’année, tous spécialisés dans la pêche, la mytiliculture et l’ostréiculture. Animation garantie à l’aube, à l’arrivée des chalutiers venus du golfe de Gascogne et des coureauleurs, ces petits navires qui ne pêchent que dans les « coureaux », les passages maritimes de faible profondeur séparant les îles et le continent. Les quais se transforment alors en ruche, où grues, calibreuses, chariots élévateurs s’activent pour débarquer et trier la pêche du jour.
Pas une minute à perdre. Sitôt débarqués, les lots de poissons, coquillages et crustacés partent vers la halle à la criée, où ils sont pesés, photographiés et fichés. C’est dans cette bâtisse de 22 000 mètres carrés que, tous les matins, ont lieu les ventes aux enchères, réservées aux acheteurs agréés. Si aujourd’hui, elles se déroulent pour 85 % à distance, par écrans interposés, une quinzaine de mareyeurs locaux y participent encore en direct. Ces grossistes disposent sur place d’ateliers de transformation, équipés de chambres froides et de viviers. « Malgré toutes ces avancées techniques, Chef-de-Baie reste un port à taille humaine, réputé pour sa pêche côtière, locale et artisanale », nous explique le chef Christopher Coutanceau, venu faire son marché avec son second en ce petit matin de septembre. À la tête du restaurant star de La Rochelle, sur la place de la Concurrence, cet enfant du pays a appris le métier avec son grand-père, qu’il accompagnait petit à la criée. « Pour avoir les meilleurs produits en cuisine, il n’y a pas de secret : il faut arriver tôt le matin et bien connaître ses mareyeurs », reprend-il en pointant les araignées de mer, maigres, turbots et maquereaux directement dans les bacs et les viviers.

« Il n’y a pas de différence entre les poissons nobles et les autres. Ce qui compte, c’est la qualité du produit, qui repose sur le respect des saisons et les techniques de pêche, rappelle ce fervent défenseur de la pêche durable et de la cuisine anti-gaspi. Le maigre, qui migre vers nos côtes en été, doit présenter des ouïes parfaitement rouges, signe qu’il a été pêché à la ligne et qu’il n’est pas mort noyé. Pas question non plus d’acheter et de cuisiner du bar en février, pendant la période de reproduction. Sa capture à cette période perturbe son cycle naturel et le renouvellement de l’espèce. » Ce discours de bon sens, Christopher Coutanceau l’a aussi fait sien à sa table étoilée avec sa fameuse sardine « de la tête à la queue » ! Grande gueule, le chef n’hésite pas à pointer du doigt les lobbies de la pêche industrielle. « La faute au changement climatique, aux eaux du golfe de Gascogne de moins en moins poissonneuses, aux grands groupes qui rachètent les quotas des petits patrons, notre modèle de pêche à l’ancienne est aujourd’hui en danger. C’est aux restaurateurs et aux consommateurs de le défendre ! »
La Pallice, en pleine expansion

Encore quelques coups de pédale, et nous voilà à la Pallice, le quartier portuaire né au XIXe siècle à l’extrême ouest de la baie. Son port en eau profonde a été conçu pour accueillir les cargos et paquebots à vapeur, aux dimensions grandissantes. Aujourd’hui, c’est le sixième port de commerce français que l’on découvre à bord du véhicule balisé de Sarah Boursier, la responsable de communication du site.

Un monde à part semé de gigantesques silos, de zones d’entrepôts, de kilomètres de quais et de monstres flottants aux gabarits post-Panamax, alignant des longueurs de plus de 330 mètres. « Fini le temps où les Rochelais venaient se promener le dimanche le long des quais, pêcher sur le môle d’escale ou flâner aux abords de l’imposant blockhaus de la base sous-marine datant de la Seconde Guerre mondiale », s’amuse-t-elle. Depuis 2006, le Port Atlantique-La Rochelle est en effet devenu un port autonome, répondant aux normes de sécurité internationales. Les entrées et sorties sont strictement contrôlées autour de son périmètre, délimité par une enceinte de plusieurs kilomètres. Pour le découvrir, les curieux peuvent toutefois réserver la visite en bus, programmée une fois par mois au départ de la Maison du port.
« Notre port de commerce est bâti en eau profonde, c’est unique sur la façade Atlantique. Si ses dimensions restent modestes, le volume de marchandises traitées, proche de 10 millions de tonnes en 2022, y est en hausse régulière », reprend notre experte. Sur cette plateforme logistique, qui fonctionne en synergie avec l’arrière-pays agricole, la filière céréales et oléagineux représente près de la moitié du trafic. Les tensions provoquées sur le marché international par la guerre en Ukraine et le ralentissement de la navigation en mer Noire ont plutôt profité à la place rochelaise. Derrière viennent les produits pétroliers, les matériaux de construction, les vracs agricoles, les produits forestiers et papetiers, et les colis lourds, comme ces éléments d’éoliennes offshore qui attendent d’être implantées entre les îles d’Yeu et de Noirmoutier.
Avec des terrains « poldérisés » gagnés sur la mer, le port continue de s’agrandir. À l’horizon 2025, l’aménagement de la zone nord de la Repentie offrira ainsi une nouvelle plateforme de 35 hectares, connectée aux terminaux de l’anse Saint-Marc et du môle d’escale. Prochain défi : la décarbonation de l’écosystème portuaire, avec l’électrification des quais et des terminaux, la création de bornes de recharge et la création de voies vertes pour les piétons et vélos.