Un monde plat de prairies et d’étangs

Quelques fermes isolées, avec des vaches et des chèvres. Des petites routes désertes, sous un ciel bleu pâle et nuageux de fin d’été. Voilà le portrait-robot de ce territoire rural de l’Ain, première région piscicole d’eau douce de France et insolite motif d’escapade en pleine nature. À ceux qui, de la Dombes, ne connaissent que le Parc des Oiseaux, célèbre et immanquable réserve de Villars-les-Dombes, nous disons : sortez des sentiers battus et allez aussi à la rencontre des étangs cachés, là où bat la vie de ce territoire de marais façonné par l’homme.
Oiseaux et palmipèdes en vue

La tâche n’est pas si simple. Certes, il existe beaucoup de sentiers et d’observatoires, du côté de Châtillon-sur-Chalaronne, Villars-les-Dombes ou Chalamont. Mais la plupart sont tracés autour d’un seul ou deux étangs. Il y a bien le GR de Pays beaujolais-Bugey par la Dombes, mais il faut disposer de temps pour s’y engager. Par ailleurs, quantité de plans d’eau sont privés et peu accessibles. Enfin, à pied, la monotonie du paysage peut s’avérer à la longue répétitive. Alors, pour maximiser son temps de plaisir dans ce territoire, pourquoi ne pas opter pour un circuit à vélo à assistance électrique ? Avantage : il permet de découvrir facilement en un minimum de temps de nombreux étangs, en augmentant les chances d’apercevoir différentes espèces d’oiseaux et de palmipèdes. C’est le pari effectué par plusieurs prestataires et notamment par l’association « Dombes Vélos », animée par Marie-Claude Chagneux. Un prestataire à taille humaine qui, depuis son village du Plantay, près de Villard-les-Dombes, loue une poignée d’e-bikes pour investiguer ce territoire, grâce à plusieurs circuits de 40 à 70 kilomètres imaginés autour des étangs.
Parc des oiseaux, arrête « ornitho »
Ouvert d’avril à mi-novembre, ce parc situé à Villars-les-Dombes fête ses 53 ans en 2023. Sur 35 hectares, il recense plus de 2 000 oiseaux, des espèces de l’avifaune locale mais aussi des spécimens du monde entier, parmi lesquels le pélican frisé et le gypaète barbu, qui fait l’objet d’un programme de réintroduction. Plus de 60 variétés présentes sont inscrites au Livre rouge des espèces menacées dans la nature. Au fil « d’escales » dans des zones représentant les cinq continents, le public découvre
une féerie de plumes et de couleurs et différents shows et activités (nurserie, métier de soigneur…)
Des étangs en assec…
Nous optons pour le circuit de l’Observatoire, une boucle de 39 kilomètres. Dès l’entame, il plonge dans le concret : une petite route secondaire s’échappe à la sortie du village et laisse voir les tout premiers étangs, Grand Chabodière à gauche, Petit Chabodière à droite. Prairies, étangs, prairies, étangs… à grands coups de pédales faciles, ce paysage alternatif se dévoile, marqué en cette fin d’été sec et sans pluie par une baisse manifeste des niveaux d’eau. Certains étangs forment presque des assecs, une technique dombiste qui consiste tous les quatre à cinq ans à les vider pour les cultiver (maïs, sarrasin…), afin de favoriser la production sur des terres à faible rendement. Sur ces routes vicinales, on entend quelques canards, on croise une poignée de tracteurs… et un ou deux ragondins (!), avant de distinguer les pattes hautes d’aigrettes blanches et de hérons gris, stoïques dans les étangs Biony et Fretey, à l’entrée de Birieux.
Le Grand Birieux, espace naturel sensible

Le village annonce le best of de l’itinéraire : les étangs voisins du Grand Birieux et de Rogne-Birieux. Le premier est le plus connu : c’est l’un des grands étangs de la Dombes (près de 150 hectares) et l’un des cinq Espaces naturels sensibles du territoire. De nombreux canards y passent l’hiver, notamment les sarcelles, les pilets et les fuligules. Des centaines d’oies cendrées s’y regroupent aussi régulièrement. En étiage en ce début septembre, il fait peine à voir… Alors c’est dans le second, en face, que le spectacle se joue. Autour d’un attroupement de mouettes rieuses, on distingue un butor étoilé, un vanneau huppé et « une tadorne casarca avec son plumage roux », croit reconnaître Adam, un jeune naturaliste amateur croisé sur le site, les yeux rivés derrière sa paire de jumelles.
Plus loin, près de la route, on aperçoit des oies cendrées grises et des oies des moissons, au bec noir et orange. La balade se poursuit dans le silence de cette campagne humide, seulement troublé par les aboiements lointains de chiens invisibles… Après Birieux, l’itinéraire met cap sur la commune de Joyeux. On dépasse l’étang Poiselet, un bassin de pêche qui, comme d’autres, sera vidé entre octobre et février pour collecter tanches, brochets et sandres. L’essentiel de cette pêche sera exporté par des grossistes ou des coopératives piscicoles vers l’Allemagne et les pays de l’Europe de l’Est, friands de ces poissons et notamment des carpes farcies, une spécialité dégustée à Noël. Une partie des prélèvements prend aussi le chemin de l’Alsace, où ces espèces d’eau douce sont très appréciées. Autre débouché : le cuir de carpe. Tannées chez un spécialiste installé à Saint-Fons, près de Lyon, les peaux sont ensuite transformées par des artisans du cru en bracelets, bagues et boucles d’oreilles. Deux d’entre eux exercent cette activité à Châtillon-sur-Chalaronne, un autre à Meximieux (Ain).

Étangs monastiques
Au nord-est de Lyon, la Dombes s’étend sur près de 1 000 km2. Les étangs, environ 1 200 de nos jours, ont été creusés par les moines du XIe au XVIe siècle pour domestiquer des marais et servir de ressource pour la pêche. À ces époques, les jours de carême et les jours maigres (mercredi, vendredi), ainsi que plusieurs fêtes calendaires, exigent de consommer du poisson. Celui-ci se vend à Bourg-en-Bresse, Mâcon, Lyon, Valence et dans les Alpes. L’utilité des étangs est remise en cause à la Révolution puis lors de la création de la voie ferrée Lyon-Bourg, au XIXe siècle. Leur nombre redevient stable à partir des années 1930, autour du millier
La carpe : reine des étangs

Juste avant Joyeux, village endormi dont le nom semble un peu usurpé, la route se glisse entre les étangs Neyrieux, à droite, et L’Étroit, à gauche. Dans le premier (13 hectares), un poisson clapote à la surface de l’eau. Dans le second (21 hectares), une cigogne solitaire se tient coite. On apprend ici que 1 500 tonnes de carpes, tanches, brochets et « blancs » sont prélevées chaque année en Dombes, poissons élevés depuis l’œuf jusqu’à la pêche. Reine des étangs, la carpe est commercialisée au bout de trois ans. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’essentiel de la production était consommé sur place. La pêche s’effectue toujours par vidange d’étang. Les hommes utilisent des filets et des épuisettes pour collecter les poissons. Ils sont ensuite inventoriés sur des tables de triage (les « gruyères »), pesés et chargés dans des camions-viviers. Alors que le soleil décline, le ventre brillant d’une oie en plein vol forme comme un rai de lumière dans le ciel noircissant. On pédale plus fort pour rentrer avant la nuit, ivre de la vitesse permise par l’assistance électrique. À droite, dans un champ, une rare cigogne noire s’envole. Dernière image sublime d’un circuit tracé au cœur d’un paysage de terre et d’eau.