Entre 1907 et 1914, Marcel Proust revient chaque été à Cabourg, rebaptisée Balbec sous sa plume, pour respirer l’air marin favorable à sa santé fragile. Mais la plage de la ville possède une autre vertu fondamentale : elle nourrit l’imagination de l’écrivain qui choisit la station normande comme décor du deuxième tome de La Recherche. À l’ombre des jeunes filles en fleurs inaugure une œuvre monumentale qui vaudra à l’auteur le prix Goncourt 1919. Dans ces pages, Proust laisse une description du Grand Hôtel qui vaut toutes les dédicaces sur un livre d’or. Extrait : « La grande salle à manger (...) devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et les familles de petits-bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle des poissons et mollusques étranges. »
Chambre 44

Depuis la Belle Époque, rien n’a changé. La même curiosité pousse les badauds à jeter un œil à travers les grandes verrières pour observer la vie feutrée du palace. Les vrais littéraires, eux, veulent découvrir le saint des saints : la chambre 44, située au quatrième étage, celle qu’occupait le jeune homme en villégiature sur la côte normande. Ainsi, depuis un siècle, l’écrivain nourrit l’imaginaire cabourgeais. Mais hors des cercles proustiens, il faut avouer que sa présence restait relativement fantomatique. Les choses viennent de changer. Depuis l’ouverture de la Villa, c’est comme si l’écrivain avait repris chair et, avec lui, l’esprit d’une époque fascinante. Le projet de cette maison-musée s’est déployé dans une authentique villa balnéaire construite par l’architecte Clément Parent pour sa famille dans les années 1860. La famille Parent est liée à celle de Marcel Proust. C’est d’ailleurs le fils de l’architecte qui tapissera de liège l’appartement parisien de l’écrivain qui souhaitait s’isoler pour travailler à son œuvre. Il y a donc tout lieu de penser que Proust a fréquenté les lieux. Mais pour autant, Roma Lambert, la directrice de la Villa, tient à préciser : « Ce n’est pas une maison sur Proust, mais avec Proust qui sert d’accompagnateur aux visiteurs. » Le propos du musée trouve donc un écho plus large puisque le parcours s’attache à montrer comment la Belle Époque, qui fut l’âge d’or des stations balnéaires normandes, a été vécue et quel patrimoine elle a légué. Jérôme Neutres, président du conseil scientifique et culturel de la Villa, ne dit pas autre chose lorsqu’il nous invite à entrer pour « respirer 1900 ».
Côté jardin

La Villa du Temps retrouvé fut successivement maison de famille, pension, auberge de jeunesse, avant d’être rachetée par la Ville dans les années 1970 pour y installer le comité de jumelage. Ces usages successifs ont fini par effacer l’organisation première des intérieurs. Pour meubler la demeure, la scénographe Nathalie Crinière a bénéficié d’un dépôt du Mobilier national. Heureusement, la façade classique ornée de croisillons de briques a été conservée, ainsi que le boulingrin dans le jardin qui permettait aux voitures hippomobiles de faire leur demi-tour pour sortir de la propriété. Pour redessiner le jardin qui accueille aujourd’hui un salon de thé, le paysagiste associé au projet a recherché dans l’œuvre des essences « proustiennes », comestibles et ornementales. Roma Lambert poursuit : « La Villa n’est pas la maison de la tante Léonie qui est très intime et touchante. Ici, nous nous projetons davantage dans La Recherche du temps perdu que dans la vie de Marcel Proust. »
Retour aux origines

C’est justement le rôle des premières salles immersives qui fonctionnent comme une machine à remonter le temps en évoquant la création de Cabourg et l’air du temps, grâce à des boucles d’images qui renseignent sur l’esprit et l’optimisme des années 1900. « Beaucoup d’images ont été produites par le cinéma sur les côtes normandes et à Paris, qui était alors au centre de monde. On avait conscience que la société se transformait fondamentalement et qu’il fallait en garder des traces. » La maison-musée reconstitue les intérieurs d’une villa balnéaire avec son jardin d’hiver, ses salons de jeux, de lecture ou de musique. C’est l’écrin permanent de la scénographie qui proposera, saison après saison, des atmosphères différentes au gré des nouveaux accrochages. La Villa présente de nombreuses œuvres emblématiques (de Monet à David Hockney), mais ne possède en propre aucune œuvre peinte. Elles sont prêtées par des institutions normandes ou nationales telles que le musée d’Orsay. Pour de nombreux musées, la Villa du Temps retrouvé permet de sortir des réserves des artistes peu montrés car la Belle Époque a été très riche sur le plan artistique. Picasso et Brancusi notamment ont transformé le rapport à la création. Ils ont été mis en avant par l’histoire de l’art, parce qu’ils étaient l’avant-garde d’un mouvement qu’on a eu tendance à oublier et qui s’inscrivait dans les expériences impressionnistes ou postimpressionnistes. « Ces artistes n’ont pas toujours été mis à l’honneur, certains sont même tombés dans l’oubli, souligne ainsi Roma Lambert. C’est le cas de Caro-Delvaille, artiste adulé pendant sa brève carrière puis complètement sorti des études. On redécouvre son œuvre depuis une quinzaine d’années, car ses toiles nous parlent de la société et des goûts de l’époque. »
Artistes en mouvement

En prêtant une trentaine d’œuvres, le musée des Beaux-Arts de Rouen est devenu le premier partenaire de la Villa. Une œuvre de Zacharie est restée dans ses réserves pendant plus de soixante-dix ans et, de mémoire de public, elle n’a pas été vue depuis sa création. « Nous construisons nos liens avec les musées qui possèdent des collections Belle Époque avec l’idée de créer un écrin pour des collections nationales qui méritent d’être remises à l’honneur. » René-Xavier Prinet est, avec Jacques-Émile Blanche, le peintre mis en valeur dans ce premier accrochage. Prinet, qui possédait son atelier sur la digue de Cabourg, est considéré comme le peintre de la Côte Fleurie. « On connaît le Cabourg de 1900 par les cartes postales et les films d’époque, mais sa peinture apporte un autre lien d’intimité avec la Belle Époque qui était une période insouciante. On pensait qu’il n’y aurait plus de maladies, plus de guerres. La presse affirmait avec confiance que la société filait vers le meilleur. Une euphorie vite démentie par la Première Guerre mondiale et les crises du nouveau siècle. » Avec sa scénographie documentée et grâce aux objets d’antan malicieusement détournés pour devenir des objets numériques, la Villa parvient à recréer cette petite bulle temporelle dont Proust a été une figure marquante, à la croisée des courants littéraires, picturaux et musicaux. Tout cela avec les rivages normands comme arrière-plan de cette incroyable effervescence créative.
En pratique
Villa du Temps retrouvé
5 av. du Président-Raymond-Poincaré
14390 Cabourg.
Tarif : 9 euros l'entrée individuelle plein tarif.
Gratuit pour les enfants de moins de 18 ans.