Le Luberon est une montagne usée par le temps, et qui a expérimenté les pluies, les vents, les neiges et ce mystérieux frottement du ciel sur la terre qui électrise les formes du monde en des sites privilégiés. » Les mots de Bosco, le chantre du Luberon, nous accompagnent comme nous montons sur le Mourre Nègre, à 1 125 mètres d’altitude. Le point culminant du Luberon commande un vaste horizon. Au loin, on reconnaît le sommet bleuté de la montagne de Lure, les monts de Vaucluse, le Ventoux, la Sainte-Victoire. Le vent fait ondoyer les bromes érigés.
Une histoire d'animaux

Carole Legrand est déjà sur place. Chaque année, de juin à la mi-juillet, cette éleveuse fait pâturer ses 1 200 mourerous. Ces brebis à viande sont reconnaissables à leurs têtes et pattes rousses. « Cette race rustique était en voie de disparition au début des années 1980. Aujourd’hui, on pâture encore beaucoup dans le Luberon comparé à d’autres massifs voisins comme la Sainte-Victoire », glisse l’éleveuse. Les trois quarts des troupeaux du massif partent en alpage dans les Alpes-de-Haute-Provence. Les brebis de Carole, elles, n’ont pas besoin d’aller si loin pour trouver leur bonheur. Durant un mois et demi, elles paissent sur des pelouses sèches, façonnées depuis des siècles par la dent du mouton. « Ici, les étés secs et les hivers froids et venteux favorisent un écosystème singulier. Au sommet, il peut y avoir 50 espèces florales différentes sur un mètre carré », précise Sophie Bourlon, chargée du pastoralisme au parc naturel régional du Luberon. Les crêtes du Luberon étaient jadis entièrement pâturées. Aujourd’hui, les troupeaux continuent d’assurer l’entretien des milieux ouverts, réduisant ainsi les risques d’incendie. Et n’allons pas croire qu’il y a moins de moutons qu’autrefois. « Il y en a autant qu’il y a trente ans, il y a simplement moins d’éleveurs et les troupeaux sont plus gros », explique Carole.
Le loup du Lubéron

Pour garder son troupeau au quotidien, elle fait appel à Arnaud, un berger d’estive. Chaque jour, celui-ci veille sur les brebis, soigne leurs onglons infectés, crapahute pour leur trouver la meilleure herbe, guide de sa voix forte les mâtins espagnols... « Pas vraiment le mythe du berger qui regarde son troupeau, une paille dans la bouche, hein ?, rigole-t-il. Je dors en cabane. L’eau et l’électricité sont le cadet de mes soucis. Je mène la vie de berger, la vraie vie ! » Cet ancien parachutiste a connu le Kosovo, la Côte d’Ivoire et l’Afghanistan avant de découvrir la vie au grand air. « C’est ma cinquième saison. Je ne m’en lasse pas. » Tandis que les bêtes broutent la lavande, il épierre patiemment le sol. « Je veux faire du Luberon la Savoie du Sud ! », comprendre un territoire verdoyant à l’herbe grasse. Pas sûr qu’une vie de berger y suffise ! La question du loup fait grincer les dents, bien sûr. Quatre à cinq meutes ont été observées dans le secteur Luberon-Lure. « Le loup est là depuis six ans. Nos voisins ont eu des attaques. Par chance, pas nous... », confie Carole. Voilà 11 heures, c’est bientôt le temps de la chôme (la sieste). Arnaud rassemble le troupeau à l’ombre dans les bois. Les brebis cernent le berger, le frôlent dans un concert de bêlements. On songe alors aux mots d’un autre grand écrivain provençal, Jean Giono. « Les troupeaux montent dans les épines et les brasiers de la poussière ; ce flux qui va râpant le sol de son ventre, cette laine, ce bruit monotone et profond, tout cela fait aux bergers des âmes qui ont le mouvement sonore et le poids de la mer. »