Vallée du Prunelli, balade en eaux fortes
À l'est d'Ajaccio en Corse, entre les vallées de la Gravona et du Taravo, s'étend la vallée du Prunelli. Un joli nom, sonore, méditerranéen, qui ne bénéficie pourtant pas de la notoriété qu'il mérite. Entre châtaigniers, arbousiers et peupliers blancs, l'impétueux fleuve a tracé des gorges spectaculaires que dominent quelques fiers villages perchés.
Bien qu’il ne mesure que 44,2 kilomètres, le Prunelli est un fleuve ! Les débats épineux ont été tranchés en sa faveur puisque sa confluence avec la Gravona (pourtant plus longue, avec ses 46,3 kilomètres) ne se produit qu’à quelques pas de la mer, face à Ajaccio. Au cours de sa descente parfois tumultueuse, le Prunelli absorbe les eaux d’une vingtaine de ruisseaux, torrents et rivières : Mezzaniva, Latina, Arboreta, Mutuleju ou Morgone. Un bon point de départ est la solide tour génoise de Capitello, tout près de l’aéroport. En portant la vue à l’est, jusqu’aux 2 357 mètres du Monte Renoso, on pressent des paysages forts, tortueux, sauvages.
Des ponts génois centenaires
Il faut passer Bastelicaccia, devenue quasiment une banlieue chic d’Ajaccio, pour entrer dans le vif du sujet. La route serpente entre saules roux, châtaigniers et chênes verts. Les arbousiers produisent à l’automne les plus beaux fruits qu’il soit permis de voir : charnus, sans flétrissures, qui font une litière rouge vif sur la chaussée. Autant les cueillir et les savourer ! En contrebas, le Prunelli émet sa mélodie cristalline. N’allons pas croire que l’homme n’y a pas laissé sa trace. Des ponts génois aux arches audacieuses, comme celui de Zipitoli, tiennent bon depuis quatre ou cinq siècles. Et ont parfois connu le fracas de la grande histoire. En l’an 1000, c’est dans le lit même du Prunelli que le seigneur Arrigo Bel Messer, qui rêvait d’une Corse unifiée, est tué et précipité avec ses sept fils. Et c’est tout près d’Eccica-Suarella, village aux puissantes maisons de maître d’où est originaire la famille de l’académicien Marc Fumaroli, que Sampiero Corso connut sa fin le 17 janvier 1567. Dans son obsession pour l’autonomie corse, le condottière qui avait oeuvré pour les Médicis et pour François Ier, et dont le connétable de Bourbon disait qu’il pouvait valoir dix mille hommes, tomba sous les coups de ses ennemis dans une embuscade. Il avait 69 ans, était en passe de prendre le dessus sur ses assaillants, les trois frères Ornano, lorsqu’il fut tué d’un coup d’arquebuse dans le dos par son propre écuyer, Vittolo. Un nom qu’il ne fait pas bon porter en Corse aujourd’hui encore…
Un monolithe meurtrier à Ocana
En poursuivant la montée, toujours plus sinueuse, la vue se fait plus grandiose. En arrivant à Ocana, on admire les chapelles disséminées, on bénit le noyer qui donne ses fruits à profusion, et l’on a une pensée pour les malheureux habitants qui, après avoir vu les Allemands mettre le feu au village en septembre 1943, connurent, moins d’un an plus tard, une autre épreuve. En plein été, le 18 août 1944, un glissement de terrain, favorisé par l’érosion de l’année précédente, fit pleuvoir les blocs de granit rose sur les malheureux villageois. Huit personnes y perdirent la vie et un monolithe colossal est resté posé au coeur du village depuis cette date et a été gravé des noms des victimes. C’est que tout semble plus grand, plus excessif ici. Il n’est que de regarder vers le bas : le lac de Tolla abrite 35 millions de mètres cubes d’eau. Avec ses caps, ses courbes harmonieuses, il semble un chef d’oeuvre de la nature.
Le plus grand lac de Corse
En réalité, il est de la main de l’homme. Débuté en 1958, mis en eau à partir de 1961, le barrage à voûte en béton clôt le plus grand lac de Corse : 115 hectares, 4,5 kilomètres de long. Et nous qui pensions le Prunelli si modeste, si évanescent… En réalité, il peut grossir son cours quatre cents fois lors des crues les plus terribles. D’Ocana à Tolla, les lacets se font plus serrés, la vue la plus spectaculaire s’obtenant de la Bocca di Mercuju, à 716 mètres d’altitude. Réservoir majeur d’eau potable, le lac, peu transparent, abrite une vie intense : s’y côtoient carpes, brochets et silures qui ont éliminé la truite endémique. Sur les flancs de la montagne, châtaigniers et chênes verts : voilà de quoi plaire aux petits cochons corses ! L’austère Bastelica, point d’arrivée de la balade, est en effet le paradis de la charcuterie – surtout industrielle. Plus naturelles sont les pommes reinettes qui colorent les vergers. Ici, la langue corse a trouvé un conservatoire (avec le Centre d’immersion linguistique inauguré en 2015) et l’on y retrouve cette vieille connaissance de Sampiero Corso. Le héros insulaire est né ici, au hameau de Dominicacci. Sur la place centrale de Bastelica, une statue martiale, épée dégainée, immortalise ce rude Othello des montagnes qui étrangla sa propre épouse, coupable d’avoir pactisé avec les Génois…