La Côte des havres, sauvage par nature
Entre Granville et le cap de Carteret, face aux îles Anglo-Normandes, un littoral resté à l’état sauvage, découpé par des échancrures et des langues de sable, s’étend sur une soixantaine de kilomètres. Sur ce rivage, huit estuaires, les havres, s’égrènent en chapelet, bras de mer pénétrant dans les terres et créant un ensemble géographique unique.
Les havres ? Ce sont des petites baies accueillant les cours d’eau qui se jettent à la mer et recouvertes par la marée deux fois par jour. À marée basse, se dévoilent des prés sauvages d’herbus, des espaces amphibies, des ruisseaux et des chenaux d’eau où les poissons viennent pondre comme dans une sorte de maternité. C'est un monde grouillant de vie.
Les havres, réservoirs de la biodiversité
Exposés aux plus amples marées d’Europe, aux vents d’ouest, aux tempêtes parfois violentes, les havres subissent des érosions et changent d’aspect en permanence. « Avant, le phare de la pointe d’Agon était au bord des dunes. Aujourd’hui, il est au milieu. Le cordon dunaire a bougé », explique Didier Lecoeur, chargé de mission au Centre permanent d’Initiatives pour l’Environnement (CPIE) du Cotentin. Un phénomène d’érosion mais aussi de sédimentation qui transforme les sables en herbus, un processus qui a commencé il y a 20 000 ans. Des plantes adaptées et tolérantes au sel, dites halophytes, se sont alors développées, créant les prés-salés dont se régalent les moutons. « Mais ils ne sont pas les seuls. Par exemple l’obione, qui forme un tapis végétal au havre de Regnéville-sur-Mer, est comestible pour l’homme. En période de famine, elle a pu nourrir des familles entières. » Les salicornes (cornichons de mer), également comestibles pour l’homme, poussent, quant à elles, principalement dans les prés du havre de Saint-Germain-sur-Ay.
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Un havre, une histoire
Du havre de la Vanlée au sud à celui de Barneville-Carteret au nord, huit estuaires se succèdent, chacun possédant son identité. Avec une superficie de 915 hectares, celui de la Sienne, appelé aussi de Regnéville-sur-Mer, est le plus vaste. « Protégé de l’Océan et des vents d’ouest par la langue de terre que constitue la pointe d’Agon, Regnéville fut un grand port d’échouage au Moyen Âge, grâce au commerce entre la Gascogne, la Bretagne, la Normandie et l’Angleterre », éclaire Didier Lecoeur. Par la suite, le commerce de la chaux va entretenir les activités du port jusqu’au XIXe siècle ; en témoignent les fours à chaux du Rey. Parfaitement restauré, ce site propose un parcours pédagogique, ainsi qu’un musée remarquable.
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Aujourd’hui, Regnéville est un des villages marins les plus typiques de la côte Ouest du Cotentin, qui accueille également les vestiges d’un château du XIIe siècle. Quant au havre de Saint-Germain-sur-Ay, il est certainement le plus sauvage, avec de grands prés-salés aux végétations halophytes très variées. Plusieurs corps de gardes ponctuaient jadis le littoral des havres. Celui de La Gaverie date du XVIIe siècle ; il a été transformé en chapelle en 1945. Juché sur son promontoire rocheux, il veille à présent sur un troupeau de moutons, qui vient brouter dans ses parages.
Plus au nord, Port-Bail, dévolu à la plaisance, prospéra un temps grâce au commerce maritime, celui de l’étain plus particulièrement. L’église romane Notre-Dame (XIe siècle), aujourd’hui désaffectée, le pont (1873) aux 13 arches et des maisons en granit composent le décor de cette bourgade pittoresque et paisible. Grâce à ses deux belles plages, c’est l’un des endroits les plus fréquentés de ce coin du Cotentin.
Importants moutons
Malgré leurs différences de taille et d’intérêt touristique, les havres ont en commun la préservation de la biodiversité de leur écosystème. Sans elle, par exemple, nous ne mangerions peut-être pas leurs délicieuses moules, quand on sait que les havres produisent d’importantes matières organiques utiles aux poissons et crustacés. « Les diatomées, microalgues présentes dans les havres, nourrissent les moules de bouchot et les huîtres de notre conchyliculture », explique Didier Lecoeur. À marée basse, c’est un alignement à perte de vue de parcs à huîtres et de pieux de bouchot.
Côté terre, les brebis pâturent paisiblement dans les prés-salés. La réputation du mouton de pré-salé n’est plus à faire. « Les bêtes y broutent, entre autres, des puccinellies maritimes qui donnent ce goût si spécial à leur viande. » Tout en se régalant, les moutons remplissent un rôle important. « Avec le réchauffement climatique, le niveau de la mer monte et apporte trop de sédiments. Des graminées et les mauvaises herbes gagnent du terrain : cela annonce la fin de l’ère maritime. Les brebis peuvent nous aider à éliminer naturellement ces mauvaises herbes. »
Les havres face aux menaces climatiques
La côte des Havres est une terre quasiment vierge, à faible densité humaine et où il fait encore bon vivre. « C’est certainement ici qu’il faut résider les cinquante prochaines années pour fuir la canicule qui revient si régulièrement, conseille Didier Lecoeur. Mais nous ne savons pas comment va évoluer le climat. Est-ce que nous pourrons toujours bénéficier du Gulf Stream, lequel recule d’année en année ? Dérèglements climatiques, actions humaines, probables modifications des courants… Des menaces pèsent sur les havres. »
Le château de Gratot
Un domaine en ruine au style inclassable, posé sur un écrin de verdure et entouré d’une douve… « Le château de Gratot possède la particularité de représenter toutes les époques architecturales. Vous voyez des tours du XIIIe et du XVIe siècles, une maison seigneuriale du XVe et un pavillon du XVIIe », explique Christine Livory, guideconférencière. Autre particularité, elle a appartenu pendant cinq siècles, de 1251 à 1771, à une seule famille, les seigneurs d’Argouges. Chaque génération a voulu laisser son empreinte, en remaniant l’architecture. Depuis le début du XXe siècle, c’est la famille Tiphaigne qui possède le lieu. Le château n’est plus habitable depuis qu’une poutre s’est effondrée sur la table d’un repas de mariage, en 1914 ! « Pierre, mon arrière-grand-père, exploitait déjà les terres agricoles en tant que fermier ; Jean, mon grand-père, a fini par acheter le domaine en 1925 », nous apprend Éric Tiphaigne, propriétaire des bâtiments situés à l’extérieur de la douve. Jean Tiphaigne a sauvé une partie des murs de la décrépitude et refusé de vendre le château à un Américain qui voulait le démonter pour le reconstruire, pierre par pierre, outre-Atlantique. En 1968, ses petits-enfants Joëlle et Jean-Pierre Tiphaigne décident de prendre les choses en main pour sauver la demeure de la ruine. « Quand nous étions enfants, c’était notre terrain de jeux. Pour notre famille, c’était un point de ralliement », évoque Joëlle Tiphaigne, responsable du Centre d’animation de Gratot. Ainsi, a commencé l’aventure de la restauration : 14 années de chantier, 16 000 jours de travail, 500 m3 de gravats, 2 000 m3 de boues… « C’était une époque d’éveil de l’esprit. Nous étions des jeunes vivant en communauté, tous bénévoles et sensibles à la beauté des vieilles pierres. Beaucoup d’entre nous ont rencontré leur vocation, leur amour, à cette période-là… »
Le château fort de Pirou
Trois douves, cinq portes défensives, une muraille de 2 mètres d’épaisseur… sont autant d’éléments dissuasifs pour qui aurait voulu attaquer cet îlot fortifié qu’était le château de Pirou, fondé au XIIe siècle. « Dans ce pays plat, sans protection naturelle, il était indispensable de construire une telle forteresse », explique Virginie Leparmentier, responsable des lieux. Pirou fut le premier rempart contre les envahisseurs débarquant sur la côte Ouest du Cotentin… La dernière porte défensive franchie, nous pénétrons dans la basse-cour : un vrai village avec four à pain, pressoir, chapelle, salle de justice… Une allée bordée de platanes séculaires longe l'arrondi de la douve qui ceinture le site, accessible par un pontlevis. Le mâchicoulis circulaire servait à déverser projectiles et huile bouillante sur l’ennemi. De nos jours, le promeneur se fait sentinelle sur le chemin de ronde qui court sur les toits. De là-haut, les îles Anglo-Normandes sont à portée de vue. À la fin du XVIIIe siècle, le château devint une ferme. « Il fut ensuite un repaire de contrebandiers qui importaient du tabac de Jersey. Ils faisaient circuler des histoires de revenants et de sorcières, pour protéger leurs affaires illicites. » En 1966, l’abbé Lelégard achète le château et entreprend un gros travail de rénovation, lequel se poursuit depuis son décès, via la fondation Abbaye de la Lucerne d’Outremer.
L’abbaye Sainte-Trinité de Lessay
Le 11 juillet 1944, les mines antichars installées par les Allemands dans l’abbaye de Lessay (XIe siècle) explosent. L’église abbatiale s’écroule. « Nous sommes à 12 kilomètres de la mer et entourés de landes plates : les Allemands voulaient priver les alliés de la tour-clocher, un poste d’observation stratégique avec vue sur les alentours », explique Marine Leprieur, guide-conférencière. Commence alors un immense chantier, dirigé par l’architecte en chef des Monuments historiques Yves-Marie Froidevaux. En seulement douze années, l’abbaye était à nouveau debout, reconstruite pierre après pierre « à l’identique ». Un exploit ! Pourtant, personne n’imaginait que les ruines, que certains suggéraient de raser, puissent un jour reprendre vie. « 5 000 m3 de décombres ont été récupérés et réutilisés. Les nouvelles pierres ajoutées sont vieillies avec de la bouse de vaches. Les tailleurs ont été formés sur place car il n’y avait pas assez d’artisans qualifiés. Les habitants de Lessay ont pu réintégrer leur église en 1958. » À l’intérieur de l’abbatiale, la sobriété et la pureté des lignes amplifient l’impression de grandeur. Lors de son édification, la présence de voûtes croisées d’ogives à l’intérieur d’un bâtiment de style roman était une première. « Lessay a servi de laboratoire aux techniques de voûtes croisées et annoncé l’arrivée du style gothique. » Cette nouvelle structure influencera toute l’architecture religieuse en Europe.
La cathérale Notre-Dame de Coutances
« Quel est le fou sublime qui osa lancer dans les airs, pareil monument ? » se serait écrié Vauban, à la vue de Notre-Dame de Coutances (XIIIe siècle). Un foisonnement de flèches et de tours, en effet, pointent vertigineusement vers le ciel. « On les remarque depuis la mer. Elles servaient d’amer pour les marins », nous explique Marine Leprieur, guide-conférencière. À l’intérieur, luminosité et verticalité sont les mots d’ordre. « C’est une cathédrale romane vêtue d’un manteau gothique. Deux bâtisses en une. La consécration de la basilique de Saint- Denis lance l’avènement des sanctuaires toujours plus hauts, pour mieux se rapprocher de Dieu. Le diocèse de Coutance souhaitait bâtir sa propre église gothique mais, par manque d’argent, il n'a pu qu'habiller ce qui existait déjà. » Un challenge réussi au vu de la tour-lanterne, du choeur, du transept… totalement reconstruits ! Miraculeusement épargnée par les bombardements de 1944, la cathédrale se révèle à nos yeux pratiquement telle qu’elle était au Moyen Âge. Pour saisir l’ampleur de cet édifice hors du commun, il faut prendre de l’altitude. Aux 2e et 3e niveaux, le tour des galeries circulaires permet d’en appréhender la hauteur et observer de près les vitraux médiévaux. Marine Leprieur décrypte les traits des personnages, la représentation de l’Enfer dans les scènes du Jugement dernier, tout en nous éclairant sur le symbolisme des couleurs. La visite se termine en apothéose avec la tour-lanterne, chef-d’oeuvre que l’on peut admirer depuis le dernier balcon. Personne sujette au vertige, s’abstenir ! Un puits de lumière inonde alors le choeur et diffuse dans tout le monument. « Cela vient des baies transparentes, percées dans les croisées de la tour. Une prouesse pour l’époque ! »
L'abbaye Notre-Dame de Hambye
Fascinante, féerique, inquiétante… sont autant d’adjectifs qui s’imposent pour décrire l’abbaye de Hambye, dotée d'une nef étroite, de hauts murs et dépourvue de toiture. Adossée à une colline de schiste, entourée d’une forêt et isolée de tout, elle était, en somme, idéale pour la vie en autarcie des bénédictins. Au XIIe siècle, le seigneur des lieux, Guillaume Paynel l'a fait bâtir, afin d’accueillir les moines qui devaient se consacrer à prier pour son repos éternel. « Il a fallu creuser dans le schiste pour orienter l’église abbatiale vers Jérusalem. Un siècle a été nécessaire pour finir l’ensemble avec les bâtiments conventuels », explique Marie-Pierre Osmont, responsable du site. Le joyau en est, sans aucun doute, la salle capitulaire, en pierre de Caen dont l’éclat fait penser à du marbre. La similitude des chapiteaux avec ceux de l’abbaye du Mont-Saint-Michel est frappante, selon les connaisseurs. « La salle était couverte de fresques. Il n’en reste qu’un pan encore lisible, représentant la scène du Lavement des pieds. » Devenue bien national, l’abbaye est mise en vente en 1810 et est transformée en carrière de pierres, ce qui explique que son église s’apparente de nos jours à un squelette. En 1956, lorsque le couple Beck achète les bâtiments conventuels, débute la restauration. « La dame de l’Abbaye, comme on nommait madame Beck, a consacré sa vie entière à leur restauration. » L'endroit appartient toujours à cette famille.