L’Étoile, l’une des quatre appellations du vignoble jurassien, au nord-ouest de Lons-le-Saunier, offre un panorama ravissant de collines dodues. « On en compte cinq, qui dessinent une étoile », avance le guide-conférencier Laurent Chassot. « Mais l’appellation vient vraisemblablement du crinoïde, un fossile en forme d’étoile à cinq branches que l’on retrouve en quantité dans le sol. » Et le sol ici ne date pas d’hier : pas loin de 150 millions d’années pour former cette marne grise qui fait la saveur du vin blanc local. Un peu plus au nord, Jean-François Bourdy, moustache gauloise et verbe haut, nous ouvre les portes de la cave familiale à Arlay, la « capitale des rouges ».

Notre famille cultive la vigne ici depuis 1579 ! On n’a pas de tradition : nous sommes la tradition... même si le vin du Jura existe depuis l’époque romaine. Laurent Chassot, guide-conférencier.
Sa fille Laura représente la seizième génération de la famille. « Nos ancêtres ont mis de côté des bouteilles depuis huit générations. Nous avons les plus grands vins de garde du monde : du vin jaune de 1781, des chardonnays de 200 ans. » Le grand-père exportait déjà le vin familial à Chicago pendant la prohibition. Jean-François est plus sage, mais il bourlingue à travers le monde et vend presque tout son vin à l’étranger. Parmi les foudres de sa cave, il sort une bouteille : « Voici le galant-des-abbesses, l’ancêtre du macvin : un mélange de jus de raisin, de marc du Jura et de 25 épices d’Asie. La recette vient des dames abbesses de Château-Chalon. Nous sommes les seuls à avoir le document d’origine. C’est unique au monde. Goûtez sans peur : nous en vendons depuis cinq cents ans ! »
Le savagnin, nectar de l'abbaye

Le souvenir des abbesses nous revient tandis que nous approchons de Château-Chalon, joliment perché sur son promontoire, à l’entrée de la reculée de Baume-les-Messieurs. Les vignes ondulent au pied du village. La tradition attribue l’origine du savagnin, cépage emblématique du vin jaune, aux chanoinesses de l’abbaye, qui fut en place de l’époque carolingienne à la Révolution française. Ces dames étaient recrutées parmi les grandes familles nobles, et devaient justifier de seize quartiers de noblesse, pas moins ! Initialement très sucré, actuellement très sec, leur vin fut parmi les préférés de Marguerite d’Autriche. Il ne reste quasiment rien de l’abbaye des chanoinesses, mais il faut se promener dans les ruelles du village, admirer les terrasses en escalier donnant sur la reculée, et rendre hommage à saint Vernier, saint patron des vignerons qui a une petite chapelle ici. À quelques kilomètres de là, la reculée de Baume-les-Messieurs déploie son magnifique amphithéâtre de falaises calcaires. Dans ce décor se nichent un village, une abbaye impériale, une cascade de tufs, une grotte...
Dominant la reculée, le belvédère de Granges-sur-Baume offre une vue plongeante à couper le souffle. Juste à côté, il faut pousser les portes de la fromagerie Poulet. « La plus petite fromagerie du Jura », si l’on en croit Hubert Poulet, le maître fromager. Ses comtés et morbiers mûrissent avec grâce dans la belle cave voûtée du XIXe siècle, les douze médailles d’or glanées dans des salons parisiens en attestent ! L’été prochain (2022), un parcours permettra de visiter la fromagerie sans oublier le panorama sur la reculée.

À Poligny, le comté en capitale
Château-Chalon, si prestigieuse fut-elle, n’a jamais eu de parcelle appartenant aux ducs et comtes de Bourgogne. « Ce fut le cas du clos de Blandans, l’un des plus réputés de Franche-Comté au XIVe et au XVe siècle », explique le guide Laurent Chassot. Nous voici devant le château de Blandans, à 7 km de la capitale du vin jaune.

On ne sait pas quel cépage était cultivé dans ce château viticole, avéré dès le XIIIe siècle. Une prairie occupe aujourd’hui le clos prestigieux, qui servait à régaler les grands princes d’Europe. « Les vins de Bourgogne étaient les meilleurs de la chrétienté, mais comme Bourgogne et Franche-Comté ne faisaient qu’un de 1330 à 1477... D’ailleurs, les ducs de Bourgogne Philippe le Bon et Philippe le Hardi considéraient les vins du Jura comme les égaux des vins de Bourgogne. » Remontant au nord, nous rejoignons Poligny, capitale du comté et cité de caractère. Sous le rocher de la croix du Dan, la petite ville regorge de fruitières, crémeries et boutiques dédiées au comté. La toute nouvelle Maison du Comté, légèrement excentrée, vaut la visite pour comprendre l’histoire et les secrets de fabrication du fromage comtois. « Ce sont les paysans colons, envoyés par les comtes de Chalon pour coloniser la route du sel de Salins à la Suisse, qui ont commencé à mettre leur lait en commun. En 1267, la fruiterie de Déservillers fut la première coopérative laitière, à l’origine du comté », nous éclaire Laurent Chassot. Poligny, elle, prospéra à l'époque des ducs de Bourgogne. Financée par le trésorier des ducs de Bourgogne, la collégiale Saint-Hippolyte fut décorée par les plus grands maîtres d’art du duché. L’influence de la sculpture bourguignonne se lit sur la poutre de gloire et sur les figures sculptées des chapelles collatérales. La Vierge à l’Enfant des fondateurs (une copie, l’original se trouvant au MET de New York) est signée du grand maître flamand Claus de Werve.

Les douceurs d’Arbois

Cap à présent sur la ravissante cité de Louis Pasteur. Arbois est la capitale des vins du Jura, mais c’est une autre délicatesse qui nous fait venir ici. Sous les arcades de la place de la Liberté, la file d’attente ne faiblit pas devant la chocolaterie d’Edouard Hirsinger.

Dans l’arrière-boutique, le meilleur ouvrier de France est occupé à enrober de chocolat des carrés de noisette du Piémont. Pétillant, inventif, Hirsinger s’amuse: il revisite le Twix, marie ganache et tanaisie (une plante aromatique) et invente le concept du « chocolat vivant » (pas congelé, sans arôme ni conservateur). Provocateur, il lance un chocolat au cannabis et nougatine aux graines de chanvre. Relaxant... et 100 % légal ! Au nord d’Arbois, nous découvrons le cépage trousseau au Caveau de Bacchus. « Robe grenat, disque violine », poétise Laurent Chassot. Le vigneron, Vincent, est du genre à se lever la nuit pour surveiller la fermentation de ses vins : « Voici un melon-à-queue-rouge, l’ancêtre du chardonnay. Après dix ans, c’est comme un meursault. Ça réconcilie avec les blancs oxydés du Jura ! »

Le druide Stéphane Meyer, du Jura à Paris
« Mon grand-père a contribué à créer la race montbéliarde, qu’on utilise pour le comté. À 12 ans, je distillais avec lui des marcs, des fines. Il avait des astuces pour obtenir des eaux-de-vie délicates. » Stéphane Meyer a mis en pratique les leçons de son aïeul. Il est devenu le grand spécialiste des spiritueux sauvages qu’il fabrique dans son antre de Château-Chalon, au nez et à la barbe des producteurs de vin jaune. « Je veux qu’on amène à table un spiritueux comme on amène un vin. » Pour ce faire, cet alchimiste (connu un temps sous le nom de « druid of Paris ») sillonne les massifs du Jura et des Alpes pour cueillir les racines, graines et feuilles de plantes qu’il distillera. « Comme un parfumeur, je compose un orgue, un univers olfactif. » Dans les prés de fauche à côté de chez lui, il prélève boutons-d’or, flouve odorante (« l’élégance à l’état pur »), achillée millefeuille, aspérule odorante... Certaines herbes sont destinées à la microdistillation (du haut de gamme pour privilégiés, à 5000 € la bouteille!), d’autres à la restauration. Anne-Sophie Pic, Pierre Hermé, Daniel Baratier, entre autres, sont devenus fans des herbes séchées de Stéphane. Pas de boutique, mais on aura la chance de croiser sa belle barbe poivre et sel dans les rues de Château-Chalon... ou dans les prés environnants.
Tourisme gourmand avec un dessert royal
Notre dernière étape gourmande nous amène à Salins-les-Bains. L’histoire des gisements de sel est expliquée à la Grande Saline de Salins-les-Bains, inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco. Mais c’est un gâteau qui nous intéresse : celui de Charles le Téméraire ! Battu par les Suisses à la bataille de Morat (1476), le duc convoque alors les États du comté à Salins pour trouver des fonds et lever une armée. « La légende veut qu’il ait goûté un gâteau, une tourte en pâte sablée à base de pommes, raisins secs, noisettes et fruits confits : le Téméraire, que nous fabriquons », raconte le pâtissier Mattieu Jacoulot. « C’est un gâteau comme on en trouve souvent dans les villes thermales. Il voyage bien, sans se dégrader. » Il fallait bien terminer ce périple par une pointe de sel, car ici les eaux de source sont plus denses en sels minéraux que la mer Morte...