
Le grand sapin de la place Kléber. Pour les Strasbourgeois, c’est la pièce maîtresse des installations de Noël qui métamorphosent leur ville. Pour les visiteurs, c’est souvent le point de départ obligé de leur déambulation dans le centre historique, épicentre des festivités de fin d’année. Chaque soir à 17 heures, le géant d’une trentaine de mètres, originaire des Vosges, scintille quelques minutes devant les regards éblouis du public. « Les toutes premières mentions connues de l’usage d’un sapin à Noël se situent en Alsace, à Strasbourg, nous expliquera plus tard l’historien strasbourgeois Georges Bischoff. Un document d’archives découvert il y a une vingtaine d’années révèle qu’en 1492 l’Œuvre Notre-Dame, fondée au début du XIIIe siècle pour assurer la construction et la préservation de la cathédrale de Strasbourg, a fait venir et disposer neuf sapins pour les neuf paroisses de la ville. » Sur la place Kléber, au cœurde la Grande-Île enserrée dans lesbras de l’Ill, l’arbre est présent depuis les années 1990 seulement.

À cette époque, les autorités touristiques fomentent un formidable coup marketing en proclamant Strasbourg « capitale de Noël ». Le traditionnel marché de l’Avent qui se tenait au Moyen Âge devant la cathédrale et qui a migré place Broglie à partir de 1871, après être passé par la place Kléber, va se démultiplier au point qu’il existe aujourd’hui plus d’une dizaine de marchés de ce genre dans la ville. Avec des traditions très vivaces etune architecture ancienne au charme ravageur, Strasbourg se glisse à merveille dans son rôle de capitalede Noël, sublimée par de belles illuminations et des rendez-vous culturels. En 2019, avant la crise sanitaire, la ville accueillait près de 2,5 millions de visiteurs sur cette seule période.

L’élégance surannée du quartier français

Les odeurs de vin chaud et de gaufres sucrées s’élèvent des chalets disposés tout autour du grand sapin. Sur le marché de la place Kléber, aux côtés des marchands de friandises et des artisans qui vendent des décorations de Noël, des associations se sont installées pour vendre des cadeaux responsables. La grande place militaire se distingue par L’Aubette, long bâtiment néoclassique en grès rose élevé à la fin du XVIIIe siècle pour accueillir un corps de garde et des logements militaires dans une ville royale depuis 1681. Son nom évoque le moment de la journée où la garnison recevait ses ordres.
À l’intérieur, une curiosité : l’espace Aubette 1928 qui offre un voyage dans une architecture intérieure furieusement graphique héritée des années 1930. Trois salons exposent les reconstitutions des œuvres totales imaginées par les artistes modernes Jean Arp, grande figure de Strasbourg, Sophie Taeuber-Arp et Theo Van Doesburg pour un complexe de loisirs. Des décors géométriques et épurés qui reposent l’œil avant de replonger dans le foisonnement de lumières de la ville. Une des décorations préférées des Strasbourgeois se cache à l’extrémité de la rue de l’Outre, à l’est de la place Kléber. Chaque année, Christian Meyer, le pâtissier star de la ville, offreaux promeneurs une somptueuse illumination de la maison qui abrite sa boutique. En 2021, projeté à la manière d’un trompe-l’œil, un décor baroque habillait la façade ornéede véritables lustres et de boules décoratives. Depuis sa boutique,nos pas nous mènent naturellement vers le Christkindelsmärik, marché installé place Broglie. « Au Moyen Âge, un marché de la Saint-Nicolas se tenait autour du 6 décembre devant la cathédrale. Après la Réforme, à la fin du XVIe siècle, les protestants vont gommer la figure des saints, ce qui explique que la tradition de saint Nicolas n’est plus ancrée en Alsace comme elle l’est en Lorraine. Le marché jugé profane est éloigné de la cathédrale, tandis quele saint est remplacé par une figure qui est une sorte de transposition des anges et qui va distribuer les cadeaux : le Christkindel », confie l’historien Georges Bischoff. Au XIXe siècle, le Christkindel ou « Enfant Jésus » prendra l’apparence d’une jeune fille aux longs cheveux blonds, coiffée d’une couronne de quatre bougies.

Le marché de l’Avent qui a quitté le parvis de la cathédrale devient le marché de l’Enfant Jésus ou Christkindelsmärik. Il occupera différents endroits dans la ville avant de s’installer définitivement place Broglie, en 1871. Considéré comme le marché de Noël historique de la ville, il est fréquenté par les Strasbourgeois qui ont l’habitude d’y acheter leur sapin, des brins de houx ou des pommes d’amour pour les enfants. Avec ses hôtels particuliers du XVIIIe siècle à l’architecture travaillée et ses platanes où s’entortillent des kilomètres de lampions, la très française place Broglie offre un bel écrin à ce marché. Un récit imagé des traditions de fin d’année en Alsace est d’ailleurs projeté sous forme de fresque vidéo sur la façade de l’hôtel de ville, ancienne résidence comtale des Hanau-Lichtenberg. Mais dans le quartier, on peut aussi s’émerveiller toute l’année. Il suffit de pousser jusqu’à l’église protestante Saint-Pierre-le-Jeune, dissimulée derrière un bosquet d’arbres rue de la Nuée-Bleue. Son jubé gothique à cinq arcades et ses peintures murales donnent une âme à ce lieu paisible où il fait bon se retirer pour goûter au calme après avoir arpenté les marchés.
La beauté des chants
Tout près, au gymnase (collège- lycée) Jean-Sturm, dans la rue des Mésanges, nous sommes conviés à assister à une répétition du chœur amateur de Saint-Guillaume, un des plus renommés de la région. En 2021, il s’est produit mi-décembre, avec orchestre, à l’église Sainte-Aurélie de Strasbourg puis dans la plaine d’Alsace devant un public friand de chants de Noël. « Il existe en Alsace une forte tradition musicale, de chorale ou de musique instrumentale. Nous sommes la région avec la plus forte concentration d’orgues », précise Nicolas Greib, président du chœur depuis 2011, à l’entrée de la salle où sont rassemblés une quarantaine de choristes. « Les chants que l’on aime entendre au moment de l’Avent font vibrer le cœur de l’enfant qui se trouve en chacun de nous. Ils ont aussi une valeur symbolique: celle de se remémorer le souvenir d’un événement fondateur d’une civilisation il y a plus de deux mille ans », s’enthousiasme-t-il avant de rejoindre sa troupe pour une séance de vocalises. Sous la direction d’une professeure de conservatoire de musique accompagnée d’une claveciniste, les chanteurs amateurs commencent à donner de la voix sur un répertoire classique. Un souffle d’émotion parcourt la salle.
Les tapisseries de la cathédrale

De retour dans le froid extérieur, nous avons rendez-vous avec les plus incroyables décorations de Noël dans le « carré d’or » formé par la rue des Sangliers, la rue du Chaudron, la rue des Orfèvres et la rue des Hallebardes. Voûte lumineuse étoilée, volée d’arbres poudrés de blanc, branches de sapin et oursons géants dévalant des fenêtres avec une apothéose sur une des façades de la maison Kammerzell, bijou d’architecture médiévale en bois sculpté. Le tête-à-tête tant attendu avec la cathédrale nous cueille là, dans la brise glacée qui tournoie en hiver sur le parvis de Notre-Dame de Strasbourg.

Son éclairage est discret mais un tel chef-d’œuvre a-t-il vraiment besoin d’artifice ?L’œil s’adapte à la luminosité puis détaille la façade voilée d’une dentelle de pierre ouvragée, la profusion de sculptures et de pinacles, la haute tour flanquée de quatre tourelles d’escaliers et la flèche, vertigineuse.

La mise en lumière magnifie la rosace occidentale inspirée par de celle de Notre-Dame de Paris, quand au XIIIe siècle les architectes et artisans venus d’Île-de-France essaiment le style gothique dans le nord de la France. La mosaïque de vitraux atteint un diamètre de 13,6 mètres ce qui la classe parmi les plus grandes cathédrales gothiques. Noël occupe une place particulière dans la vie de Notre-Dame de Strasbourg: c’est le seul moment de l’année où sont exposées au public 14 tapisseries imaginées pour le chœur de Notre-Dame de Paris et acquises en 1739 après un réaménagement de ce dernier. Tissées au XVIIe siècle et racontant les épisodes de la vie de Marie, elles constituent un trésor peu connu. Hautes de 4 mètres pour 4,70 mètres de largeur, suspendues dans les14 travées, elles semblent avoir été pensées pour la cathédrale. Ceux qui connaissent le lieu et le visitent en journée seront surpris parla manière dont ces tapisseries modifient la luminosité dans la nef, masquant l’entrée des rayons du soleil et rendant la cathédrale plus intimiste. Dans cette merveille architecturale bâtie d’est en ouest sur les fondations d’une cathédrale du XIe siècle, achevée en 1439 avec une flèche gothique tardif, on remonte le temps en avançant vers le chœur roman décoré de fresques néo-byzantines. Noël ou pas, la plupart des visiteurs se pressent vers le bras sud du transept où se dresse sur 22 mètres l’horloge astronomique dont la précision n’a pas pris une ride après sa création au XVIe siècle et une rénovation du mécanisme en 1842. Le ballet des automates interpelle la vue et l’ouïe : quatre personnages figurant les quatre âges de la vie égrainent à tour de rôle les quarts d’heure en faisant tinter les cloches.

Le marché des délices
La place du château sépare, d’une part, la cathédrale du palais Rohan, « petit Versailles » bâti au début du XVIIIe siècle pour le premier évêque français Armand Gaston de Rohan- Soubise, et d’autre part, du musée de l’Œuvre-Notre-Dame avec ses remarquables pignons à redents. Il faut emprunter la rue entre ces deux édifices pour rejoindre la terrasse Rohan transformée en marché des délices d’Alsace pendant les fêtes. Le site idéal pour goûter un vin chaud sur les rives de l’Ill. « Mais un vin chaud au blanc », insistent le journaliste Didier Bonnet et le vigneron Charles Brand derrière leur stand de la Tribu des gourmets. « Nous avons fondé cette association il y a une dizaine d’années pour redonner aux vins fins d’Alsace toute la place qu’ils méritent. Et cela passe par proposer sur les marchés de Noël un vin chaud au blanc, car 95 % du vin produit en Alsace est blanc », soulignent-ils. Et de nous faire déguster un assemblage riesling- pinot aromatisé avec de l’orange et du citron bio, aux notes subtiles.

Le mannele, la friandise star du 6 décembre
Dans l’inventaire de la gastronomie alsacienne de la fin d’année – qui comprend le pain d’épice, les bredele ou le berawecka –, le mannele occupe une place à part. Ce pain au lait en forme de petit bonhomme évoque l’un des enfants ressuscités par saint Nicolas lui-même. Autrefois réalisé en pâte à pain, il est ce dodu personnage brioché qui s’invite dans les vitrines des boulangers et que l’on s’offre le 6 décembre. Sa tradition, présente également en Moselle, remonterait au XVe siècle.
Sur les quais de l’Ill
La terrasse Rohan surplombe l’Ill où se reflètent les lumières bleues des réverbères rhabillés pour les fêtes. Sur les deux rives, des étoiles de couleur orange fixées dans les arbres répandent une onde de magie scintillante au-dessus et sur l’eau. Une scénographie très réussie qui captive les marcheurs qui empruntent les berges piétonnes. « C’est une sorte de promenade aux étoiles où le décor interagit avecl’eau », explique Guillaume Petitjean, directeur artistique de « Strasbourg, capitale de Noël » venu à notre rencontre. « Cet événement doit ouvrir le temps des rêves et de la magie.Pour cela, nous devons travailler tous les sens avec la musique diffusée dans les rues, les chants, les odeurs, les matières, le spectacle vivant et, bien sûr, les décorations », précise-t-il. Nommé jusqu’en 2024 pour réinventer cet événement phare de la ville,« avec plus de sens, plus d’authenticité et plus d’écoresponsabilité, dans le cadre d’une mandature écologiste », l’édition 2021 est la première à porter sa signature. « Nous avons investi un nouveau lieu, le square Louise-Weiss dans la Petite France », explique-t-il avant de nous enjoindre à le suivre dans le quartier le plus pittoresque du centre-ville. En chemin, on s’émerveille devant la place du Marché-aux-Cochons-de-Lait ornée d’un puits et dans la rue des Maroquins où les façades ruissellent de guirlandes et de décors lumineux. Plus loin, la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons que l’on remonte en direction de la place Gutenberg donne un bel aperçu de la richesse architecturale de Strasbourg : les fenêtres avec des encadrements de pierre travaillés datent de la Renaissance, tandis que les mascarons et les façades entièrement en pierre portent la signature du XVIIIe siècle.


Avant de partir vers l’ouest du centre-ville, on jette un dernier coup d’œil sur la cathédrale depuis la rue Mercière, survolée par des anges étincelants qui sonnent des trompettes. La rue des Serruriers puis la rue de la Monnaie nous emmènent vers la Petite France qui commence à l’église Saint-Thomas. Il faut pousser la porte de cette église-halle, où les cinq nefs de même hauteur sculptent un espace plus enveloppant, pour admirer deux curiosités. La première ? Un orgue en bois blond, sur lequel joua Mozart en 1778, signé par le célèbre facteur strasbourgeois Jean-André Silbermann dont la famille réalisa 13 instruments pour les églises de la ville au XVIIIe siècle. L’autre chef-d’œuvre de cet édifice est le monumental mausolée baroquedu maréchal de Saxe réalisé par Jean-Baptiste Pigalle, un an avantle concert de Mozart.
La petite France, décor merveilleux

Mannele, bretzels, bredele, sucres d’orge... Avec leurs vitrines qui flattent l’œil avant le palais, la rue de la Monnaie et la rue des Dentelles pavent le chemin de friandises jusqu’à la place Benjamin- Zix. Truffée de maisons à pans de bois, striée de canaux qui sont autant de beaux miroirs, la Petite France compose un paysage enchanté que les décors de Noël viennent sublimer. Dans cette partie de la ville où l’Illse divise en canaux, ce qui en fit au Moyen Âge le quartier de prédilection des tanneurs et des meuniers, le square Louise-Weiss occupe le quai le plus au nord. Soigneusement éclairées, les silhouettes végétales torturées des saules et des platanes semblent tout droit sorties d’un conte pour enfant. « Nous avons justement voulu faire de ce lieu à la magie évidente une sorte de cocon pour présenter des spectacles vivants et, surtout, des histoires pour le jeune public », explique Guillaume Petitjean. Baptisé « village de l’Avent » pour plonger les visiteurs dans les traditions de Noël, avec notamment une exposition dédiée, il se transforme en village de l’Après jusqu’à début janvier avec des ateliers en tout genre et des spectacles. Mais ces quais et ce morceau de ville à l’ambiance romanesque sont prisés en toute saison par les flâneurs qui viennent humer un parfum médiéval devant les maisons à colombages penchées au-dessus de l’eau ou contempler le passage d’une écluse par un Bateau- Mouche. Ils seraient surpris de savoir que le doux nom de Petite France est une référence au « mal français », la syphilis, qui se soignait par des plantes dans un hospice fondé en 1520 dans l’ancienne commanderie de Saint-Jean-de-Jérusalem, sur la rive opposée de l’Ill. Le site est aujourd’hui occupé par l’Institut national du service public (INSP) qui a succédé, en 2022, à l’École nationale de l’administration (ENA). Les ponts couverts demeurentun autre point d’intérêt de la Petite France. À l’extrémité occidentale des canaux, trois tours médiévales fortifiées semblent toujours surveiller l’entrée de la ville même si, pour les relier, des ponts en grès ont remplacé les passerelles en bois couvertes. Ils offrent un point de vue sur un curieux ouvrage à la confluence des canaux et des bras de l’Ill : un pont porté par 16 arches éclairées de lueurs bleues où l’on distingue des herses. Cette muraille de pierre jetée sur l’eau, c’est le barrage Vauban, bâti sur les plans de l’architecte militaire de Louis XIV après le rattachement de Strasbourg à la couronne française, en 1681. Sa vocation? Renforcer le système défensif des ponts couverts devenu obsolète à la fin du xviie siècle, en permettant l’inondation des fossés en cas de siège. Désormais, à Noël, il s’anime à la nuit tombée lors d’un spectacle de lumières où s’entremêlent patrimoine et féerie.