Échappée gourmande à Obernai

Les week-ends de décembre, les habitués viennent chercher à Obernai le goût inimitable des saucisses cuites à l’alambic sur un lit de marc de gewurztraminer. La distillerie artisanale Lehmann, la plus ancienne d’Alsace, basée dans cette petite ville située à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Strasbourg, est en effet présente à ce grand rendez-vous festif.
Un décor typique

Sur le marché d’Obernai, on vient flatter ses papilles et faire ses emplettes pour garnir les tables des fêtes, avec foies gras, bredele et vins d’Alsace. Au cœur des vignobles et au pied du mont Sainte-Odile, Obernai a tiré sa prospérité de l’activité viticole. Du XIVe au XVIIe siècle, elle fait partie de la Décapole, cette alliance de dix villes libres alsaciennes, un temps rattachées au Saint-Empire romain germanique. La ligue comprend, entre autres, Sélestat, Kaysersberg, Colmar, où nous ferons étape. Mais c’est ici que nous commençons notre virée sur les marchés de la plaine d’Alsace, prétextes à la découverte d’un patrimoine enchanteur. En ce jour de décembre, les vignerons ont installé leurs stands sous le beffroi d’Obernai. Sa grâce reflète la grandeur passée de la cité fortifiée. Ancienne tour de guet puis clocher, son sommet aux délicates échauguettes en pierre ajourée est coiffé d’une flèche en ardoise. En face, la halle aux blés avec sa façade à pignons et l’hôtel de ville, de style néo-Renaissance, achèvent de planter un inspirant décor pour le marché de Noël qui s’étire aussi dans les ruelles environnantes.
Poésie des sapins suspendus à Sélestat

Trente kilomètres plus au sud, une étape s’impose à Sélestat pour remonter aux origines du sapin de Noël. La ville possède un véritable trésor, la Bibliothèque humaniste, rassemblant une collection de manuscrits médiévaux et d’imprimés du XVe et du XVIe siècle, période durant laquelle la cité participe activement à la diffusion de la connaissance. Au cœur de Sélestat, la Bibliothèque occupe une ancienne halle aux blés récemment revisitée par l’architecte Rudy Ricciotti. Chaque fin d’année, une vitrine dévoile dans le hall de ce singulier musée un vieil ouvrage manuscrit : le registre des comptes de la ville de Sélestat, de 1517 à 1522. Un cartouche met en avant la plus ancienne mention écrite sur l’arbre de Noël. De quoi s’agit-il? Pour l’année 1521, elle évoque une dépense de quatre schillings pour paiement des gardes forestiers chargés de surveiller les arbres dans les forêts municipales le jour de la Saint-Thomas (21 décembre). Une amende infligée à quiconque coupera lesdits sapins est aussi mentionnée. Une autre vitrine présente une chronique manuscrite du maître des cérémonies de l’hôtel de ville de Sélestat autour de 1600. Un passage intitulé « Comment on décore les maïs » est considéré comme la première description d’une décoration de Noël en Alsace.
Atmosphère solennelle

L’histoire de l’ornementation de l’arbre au fil des siècles prend corps dans la nef de l’église Saint-Georges, à quelques mètres de la Bibliothèque. Dès l’entrée, les chants religieux et la lumière bleutée qui éclaire les sapins sous les arcs insufflent une atmosphère solennelle, loin de l’effervescence de la rue. Il faut quelques secondes pour s’accoutumer à la relative obscurité... et comprendre que les plantes sont suspendues. Conformément à la première représentation connue d’un arbre de Noël dans un foyer, la mise en scène frappe par sa poésie. Mais les dix sapins célestes racontent aussi l’évolution des décorations d’un arbre choisi pour la persistance de ses aiguilles vertes, allusion à l’espoir d’une vitalité nouvelle au cœur de l’hiver. On apprend qu’aux pommes et hosties du XVIe siècle – qui incitaient à suspendre l’arbre pour préserver les décors à croquer – ont succédé les accroches en métal, les friandises, les bougies et enfin les boules de Noël, à la fin du XIXe. Les références religieuses s’estompent dans le choix des décors et l’on quitte l’église en songeant qu’après la guerre de 1870, ce sont les Alsaciens exilés à Paris qui diffusèrent la tradition du sapin.
« Là où il y a une famille alsacienne, il y a un sapin de Noël », dit un dicton.
Un autre décor de fête est mis à l’honneur sous les tours biseautées de l’église de Sainte-Foy. Devant le chœur de l’édifice roman, la ville expose une création contemporaine réalisée avec 173 boules en verre de Meisenthal dont les couleurs dialoguent avec celles des vitraux. Évocation des anciens lustres d’église, cette suspension rend hommage au sapin avec une forme reconnaissable.
Animations médiévales à Ribeauvillé

Dans notre périple hivernal, le village de Ribeauvillé, à quelques kilomètres au sud-ouest de Sélestat, occupe une place à part. Il suffit de remonter la Grand-Rue bordée de maisons à colombages festonnées de guirlandes pour croiser des personnes en tuniques ou robes brodées, avec cape médiévale sur les épaules. « Depuis une trentaine d’années, Ribeauvillé a choisi de transporter son marché de Noël au Moyen Âge », explique Pierre-Emmanuel Pourchot, conseiller municipal délégué à la communication. Depuis le balcon de l’hôtel de ville, il pointe l’énorme animal à la broche qui tourne sur la place devant l’église du couvent des Augustins. « Une vingtaine de sangliers sont écoulés par week-end. Des mets et boissons d’autrefois, comme le jus de pomme chaud ou l’hydromel, sont aussi proposés dans les stands pensés comme des échoppes d’antan. Les jeux, les animations, les costumes évoquent aussi le Moyen Âge », dit-il. Des percussions et des notes de flûte s’élèvent depuis la place. Des couples en costume commencent alors à se mouvoir en cadence. « Ils sont membres de la Dancerie des Ribeaupierre, une association de danse médiévale et Renaissance de Ribeauvillé », explique notre hôte. Le souvenir des seigneurs de Ribeaupierre qui régnèrent sur le bourg du XIIe au XVIIe siècle plane toujours, trois de leurs châteaux couronnant les collines environnantes. Un fin tapis de neige souligne la silhouette de l’un d’eux, le château de Saint-Ulrich, sur un ressaut surplombant la ville.

Maisons pittoresques à Kaysersberg

Tapi au fond de la vallée de la Weiss, Kaysersberg est notre prochaine étape. La tour ronde, seul vestige d’un château qui veillait sur ce passage stratégique vers la Lorraine, émerge dans la brume. La rue principale égrène les maisons à pans de bois parées d’étoiles scintillantes.

Dans les vitrines des boulangeries, les mannele, petites brioches dodues, et les stollens, pains aux fruits secs et confits recouverts de sucre glace d’origine allemande, font de l’œil aux passants. Le parfum des marrons grillés revigore la foule qui remonte la rue pavée en direction de la ville haute. Certains prennent le temps de visiter l’église Sainte-Croix dont la façade en grès rose cache un calvaire qui surprend par ses dimensions : le Christ mesure 4,25 mètres, l’un des plus grands d’Europe. Le retable de la Passion attire aussi l’attention avec ses 14 panneaux sculptés au début du XVIe siècle.

Derrière l’église, près du cimetière militaire, le regard se promène sur les étals du marché de Noël, entre photophores en papier découpé et suspensions décoratives en kelsch. Ce tissu traditionnel alsacien à carreaux rouges ou bleus, fabriqué autrefois en lin des Vosges, reste un incontournable des décors intérieurs de la région. De retour dans l’artère principale, rue du Général- de-Gaulle, on admire les « maisons jumelles », deux hautes demeures du XVIe siècle qui se distinguent des maisons à pans de bois par leurs ouvertures avec encadrements en grès rose. Leur commanditaire était un riche propriétaire de mines d’argent dans une vallée voisine. Dans la partie haute de la ville, on peut pousser jusqu’à la maison natale d’Albert Schweitzer, pasteur et théologien protestant, philosophe, médecin et musicien. Derrière la colonnade de cette bâtisse vert d’eau, un petit musée retrace la vie de celui qui s’est illustré dès 1913 par la construction d’un hôpital de brousse au Gabon et reçut le prix Nobel de la paix en 1952.
Colmar, la précieuse

Au sud-ouest de Kaysersberg, aux portes du vignoble alsacien, Colmar s’impose comme une halte culturelle et festive. Ville impériale d’Alsace, membre de la Décapole et centre d’exportation des vins de la plaine au XIVe siècle, elle recèle quelques pépites historiques. L’une d’elles se cache derrière les murs de l’ancien couvent des Dominicaines, aujourd’hui musée Unterlinden, qui occupe aussi les anciens bains municipaux, en face. Le chef-d’œuvre du musée est sorti de longs mois de restauration en 2022. Dans la chapelle, même les néophytes sont troublés par la puissante expressivité des personnages et par les couleurs intenses du retable d’Issenheim, réalisé au début du xvie siècle. Peint par Matthias Grünewald et sculpté par Nicolas de Haguenau, ce polyptyque monumental illustre plusieurs épisodes de la vie du Christ et de saint Antoine, patron de la commanderie hospitalière d’Issenheim pour laquelle il fut exécuté.

Un Strasbourg miniature

Depuis le musée, il faut traverser le cœur historique pour rejoindre l’ancienne douane, épicentre des festivités de Noël. Est-ce la proximité de l’eau? Ou les quais bordés de maisons à colombages qui bordent la Lauch? Colmar évoque parfois un Strasbourg miniature. « La ville possède de beaux exemples du style de la Renaissance rhénane », précise Bénédicte Gonnet, la guide- conférencière qui nous accompagne. La maison des Têtes, à deux pas du musée, lui donne l’occasion d’illustrer son propos. « L’oriel finement ouvragé, le pignon à volutes et l’équilibre entre les lignes horizontales et verticales sont caractéristiques de ce style, appliqué ici avec emphase sur la maison d’un marchand de vins fortuné. Il y a aussi ces 106 masques grotesques et, au sommet, ajouté en 1902 quand la demeure devient la Bourse aux vins, la sculpture en bronze d’un tonnelier alsacien, exécutée par Auguste Bartholdi, dont Colmar est la ville natale. » Dans les rues environnantes, de belles enseignes anciennes, en ferronnerie, incitent à lever les yeux. Dessinées par des artistes célèbres comme l’illustrateur Hansi, elles gardent le souvenir des boutiques artisanales d’autrefois. Plus loin, à l’angle de la rue des Marchands et de la rue Mercière, la maison Pfister vaut le détour pour son oriel et ses peintures. Des allégories, des personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament, des portraits d’empereurs... Sous la galerie en bois à l’empreinte médiévale, le goût des propriétaires bourgeois pour la culture humaniste de la Renaissance s’exprime dans un décor peint, plutôt rare à observer en Alsace. Bientôt, la rue des Marchands descend vers l’ancienne douane, offrant une perspective picturale pleine d’effets: pavage en grès rose, toitures en queues de castor brunes, façades ocre... Les tuiles vernissées vertes de l’ancienne douane, le Koïfhus, mouchetées de jaune détonent. Des draps, des épices et du vin ont transité par cette « maison de commerce » dans une cité au carrefour des voies commerciales reliant la vallée du Rhin à celle du Rhône, et les terres germaniques à la Champagne. En ce mois de décembre, ce sont les visiteurs qui convergent vers cet édifice au cœur d’une poignée de ruelles où les décorations et illuminations atteignent leur paroxysme. À l’étage de l’ancienne douane, la grande salle percée de baies à meneaux ornés de vitraux héberge pendant les festivités un marché d’artisans. Les badauds se pressent sous le passage voûté qui donne accès à la place de l’Ancienne-Douane barrée d’un canal, où les étals du marché de Noël ont trouvé leur place. La rue des Tanneurs et ses très hautes maisons blanches nous propulsent vers le quai de la Poissonnerie et la Petite Venise. Le long de la Lauch, les crépis colorés et les pans de bois stylisés des anciennes demeures de bateliers et de vignerons n’ont rien à envier aux fantaisies décoratives de Noël.

Eguisheim et le Christkindel

Changement de décor. Des bougies sont disposées sur les rebords des fenêtres dans la rue des Remparts d’Eguisheim. Derrière des couronnes en branches de sapin et de grands nœuds rouges, des linteaux de porte ciselés narrent un riche passé. « Cet axe circulaire reprend le tracé de la double muraille qui ceinturait la ville au Moyen Âge », précise Bernard Georger, président de la société d’histoire d’Eguisheim. À la tombée de la nuit, à 5 kilomètres au sud-ouest de Colmar, nous avons rejoint ce village labellisé parmi les plus beaux de France. Sa structure en cercles concentriques rayonne depuis le (modeste) château de la famille d’Eguisheim dont le pape Léon IX, qui régna au xie siècle, fut le membre le plus illustre. Le pigeonnier abondamment décoré marque le début de la rue des Remparts-Sud.

« On y entreposait des instruments agraires au XVIIe siècle. C’est au XVIe siècle, qu’est né l'’âge d’or d’Eguisheim. L’activité viticole a façonné la ville. Il y avait environ 25 cours dîmières, où l’on stockait le vin derrière une enceinte. » Et de pointer l’une d’elles, derrière un porche près de l’église Saints-Pierre-et-Paul d’Eguisheim. Elle abrite toujours un vigneron, Bruno Sorg, qui propose des dégustations autour d’un terroir riche de deux grands crus. Des chants de Noël s’élèvent au loin. Bientôt, les refrains se font mieux entendre et des flambeaux brandis à bout de bras dessinent une procession qui traverse la Grand-Rue. « Le vendredi le plus proche de la Sainte-Lucie, on célèbre l’Enfant Jésus ou “Christkindel”. C’est une jeune fille du village qui incarne cette figure apparentée à la sainte qui célèbre la lumière », explique notre accompagnateur. Vêtue de blanc, ses longs cheveux blonds coiffés d’une couronne avec quatre bougies, une adolescente au visage angélique entraîne dans son sillage les enfants d’Eguisheim et les visiteurs, heureux de participer à une tradition qui nimbe ainsi de merveilleux la longue et froide nuit alsacienne.
