
L’aventure n’est pas toujours à des milliers de kilomètres. Preuve en est sur le ponton du Hérel, le port de plaisance de Granville, où nous embarquons, invité par son « patron » Thomas Jean, à bord d’un sacré trois-mâts, la bisquine la Granvillaise, un lougre de pêche pour les spécialistes. L’horaire de la marée indique le top départ. Magalie Banliat, la « seconde », fait l’appel et les présentations, quelques membres de l’Association des vieux gréements granvillais et 26 moussaillons d’un jour. L’intérêt de cette croisière est de s’initier aux manœuvres d’un bateau traditionnel qui requiert un peu d’huile de coude pour hisser les trois étages de voiles ; foc, misaine, taillevent, grand et petit hunier, « rikikis » (petit et grand perroquets) et tape-cul sont nécessaires pour propulser une « bête » racée de près de 50 tonnes, tout en chêne, iroko et pin d’Oregon ! Thomas précise que « certaines voiles sont délicates à régler, mais primordiales, selon les anciens. Le “rikiki”, c’est la plume qui fait voler l’oiseau... et la bonnette, c’est celle qui le fait planer ». En effet, affrontant des conditions de mer particulières, les bisquines devaient allier puissance, vitesse, robustesse à toute épreuve.

Manœuvres délicates

Thomas, notre capitaine, prend la barre et nous éclaire sur son fringant navire : « La Granvillaise a 33 ans. Un âge record impossible à atteindre pour les bisquines de l’époque. Au mieux, elles tenaient cinq ans et finissaient rincées. Grâce à l’investissement des membres de l’association − quelque 200 adhérents et 80 actifs −, les gréements sont choyés toute l’année. La peinture est refaite et, avec les équipes, l’idée est d’assurer tout ce qui peut être entretenu par nous. S’il s’agit de la lame de pont, bien sûr, l’intervention des artisans du chantier naval s’avère nécessaire. » Au premier changement de bord, nous comprenons vite l’importance des ordres et des gestes à accomplir face à la direction du vent et la force des vagues. Ce jour-là, le beau temps est avec nous, la coque blanche au bordé vert glisse à un rythme doux et régulier. Bientôt, les premiers îlots de granite marquent l’entrée dans le Sound, le chenal orienté nord-ouest/sud-est, et ouvrent la voie vers le mouillage à 300 mètres de la plage de Port-Maria. Au loin, les vieux gréements semblent s’être donné rendez-vous. On reconnaît, à tribord, le trois-mâts goélette le Marité et, à bâbord, la Cancalaise, tandis que des voiliers de toutes tailles offrent partout un spectacle de rêve... L’ordre de mouiller l’ancre est donné, Magalie, fière « matelot pont », exécute la manœuvre.

Attention fragile !
« Ce n’est pas à l’île de s’adapter à la fréquentation, mais à la fréquentation de s’adapter à l’île », insiste Hervé Hillard. Sur Chausey, si les richesses semblent infinies, elles restent bien fragiles. « Nous sommes loin d’être les premiers habitantsde l’île, des traces d’occupation remontent de 5 000 à6 000 ans, dit-il. Mais aujourd’hui, tout est différent. Avec le dérèglement climatique, il faut craindre le pire si rien n’est faitpour ralentir les choses. » Par exemple, « sur la Grande-Île, un incendie serait catastrophique, car la végétation est dense sur le 1,5 kilomètre carré qui la compose. Les moyens d’arrêter des flammes attisées par un vent fort seraient quasi nuls. » Et la surfréquentation touristique estivale n’arrange rien. « Ce patrimoine naturel appartient à tout le monde, et je suis le premier à clamer son attractivité, mais de récentes études ont prouvé qu’un maximum de 400 visiteurs par jour devrait être instauré. On recense actuellement des journées à 2 000 personnes ! Chausey n’a de toute évidence ni les moyensni les infrastructures pour accueillir autant de monde. Les chemins, l’herbe, la végétation sont abîmés. » Une recommandation pour tous les amoureux de l’archipel : éviter les périodes de grosse affluence. « Ici, il faut prendre son temps, ouvrir les chakras, renifler, suivre les chemins non balisés. Sur cette superficie, impossible de se perdre ! »
La Granvillaise à l’ancre, Magalie nous emmène à bord de l’annexe jusqu’au rivage de Grande-Île où Hervé Hillard, notre guide, nous accueille. Voilà un homme tranquille qui vit dans une maison typique de l’île, un écrin de famille qui voit grandir les petits au fil des générations.« Je vis dans ce décor naturel depuis ma plus tendre enfance, je ne pourrais pas imaginer ma vie sans Chausey. » Journaliste et photographe, sa spécialité c’est « voiles et voiliers », du Grand Nord au Grand Sud, du Groenland au cap Horn...

J’aime les pays difficiles. Hervé Hillard, guide.
Pas étonnant donc qu’il fasse partie des six ou sept résidents à l’année de Chausey. Les touristes sont émerveillés par l’archipel normand, lorsque le ciel bleu vif se reflète dans l’eau, lorsque les bancs de sable blond se découvrent, mais pendant les mois d’hiver, la vie sur l’île ne s’improvise pas. Lui peut rester plusieurs jours sans voir personne. Il n’y a pas de cinéma, de supermarché, de boîte nuit, et c’est heureux. « Il y a tout ce qu’il faut pour vivre... En hiver, un seul bateau traverse, le samedi et le mercredi, alors on vit en intimité avec les lieux. » Son embarcation à lui ne sort pas : « En janvier, il fait jour de 10 heures à 16 heures. Pas question de mettre le tangon à mal, il reste à l’abri. On ne fait la même chose les jours de morte-eau, lorsque les grèves sont inaccessibles, et les jours où les rochers sont découverts. La marée régente tout. L’archipel, c’est 60 kilomètres carrés d’espaces naturels, de sauvagerie, de nature pure, d’oiseaux, de rochers, d’algues et de marées... »
Un écrin sauvage


Grande-Île est préservée de toute construction parasite grâce au pacte de trois propriétaires, les Fortin, les Marie et les Lecrosnier, organisés en société civile immobilière. La partie sud de l’île appartient, elle, à l’État qui l’a affectée à titre définitif au Conservatoire du littoral, propritaire de 8 hectares sur les 46 en totalité. Hervé insiste sur un point : « Chausey ne se limite pas à Grande-Île. L’archipel, ce sont ces centaines d’îlots qui apparaissent au fur et à mesure que l’eau se retire jusqu’à permettre de marcher à même les fonds marins. Treize à quatorze mètres séparent le niveau entre basse et haute mer ; lors des marées d’équinoxe, il y a intérêt à se méfier, ça remonte vite par ici... » Ses photographies exposent un résultat graphique, minéral, un hommage adressé aux richesses naturelles de ces morceaux de terre libérés du continent. « Le but de mes expositions, c’est de montrer aux gens la beauté de ce site mais aussi sa fragilité. C’est une déclaration d’amour avec une demande indirecte de respecter ce lieu. » Sur Grande-Île, voitures et vélos n’ont pas droit de cité. La marche est le moyen adéquat pour se déplacer. L’archipel, c’est le paradis des pêcheurs à pied ou à bord de doris. Deux casiers sont autorisés pour les particuliers : « Certaines espèces comme les coques sont prolifiques, ça devient plus compliqué pour le bouquet, le homard, le maquereau et le bar. » Les cinq pêcheurs professionnels, eux, vendent aux restaurateurs et à la criée de Granville. Il y a Malo, Fabrice, Michaël qui reprennent le flambeau, c’est une histoire de famille, de transmission et de valeurs communes. En guise de conclusion, nous interrogeons Hervé sur son endroit préféré de l’île. « S’il faut choisir, je dirai l’ouest : la Meule, la Houssaie et l’île aux Oiseaux qui sont sauvages, inhospitalières, voire hostiles, avec beaucoup de courant et de cailloux, mais aussi de l’herbe et des ruines de maisons de carriers, car Chausey a été une gigantesque mine de granite. » Les moines de l’abbaye du Mont-Saint-Michel sont considérés comme les premiers exploitants. On trouve le granite de Chausey dans la construction des manoirs du Cotentin, sur les quais des ports de Dieppe et de Londres, les trottoirs de Paris, les demeures de Saint-Malo.
« L’est de l’archipel est plus escarpé, plus lunaire. La navigation y est plus difficile, les rochers ont des hauteurs différentes, ce qui représente un vrai danger de se faire accrocher dans la brume. J’ai capté deux fois l’image d’un bateau à l’inverse du balisage. Je les appelle “les bateaux perchés”. Le dernier en date s’en est bien sorti. Il a juste eu à attendre que la mer remonte. La coque s’était immobilisée au bon endroit sur le caillou, sans créer de casse ! » L’heure du retour approche. Cette fois, une heure et demie suffiront à parcourir les quelque 15 kilomètres qui séparent Chausey de Granville, dont l’île dépend administrativement. L’équipage arise les voiles. Le vent souffle mais il n’y a pas de houle, la Granvillaise s’en donne à cœur joie et file à toute vitesse.
