C’est le miracle de l'autre côté de la frontière. Sitôt passée celle séparant la France de l’Espagne, entre la vallée d’Aure et la comarca (région) du Sobrarbe, en Aragon, tout change. Enfin... presque. Si les montagnes pyrénéennes sont toujours là, elles prennent une teinte nettement plus beige. Le calcaire devient roi et la végétation se raréfie, avec un franc penchant méditerranéen. En ce matin de juillet, le soleil est aussi de la partie, alors qu’un plafond gris de nuages recouvre, côté français, Saint-Lary-Soulan. L’escapade prend d’autant plus de valeur qu’au-delà du changement géographique s’opère une mue culturelle. Espagne oblige.
Le mont perdu, plus haut sommet calcaire d’Europe

La descente du río Cinca depuis la sortie du tunnel de Bielsa-Aragnouet ouvre des digressions qu’il ne faut pas rejeter. Les hauts versants, à droite de la route A-138, sont le territoire du Parque nacional de Ordesa y Monte Perdido. Une vaste aire d’altitude dominée par le mont Perdu, plus haut sommet calcaire d’Europe (3352 m). Quatre « chas d’aiguille » permettent de pénétrer ce parc. Le premier s’ouvre 12 km après la sortie du tunnel. C’est la vallée de Pineta. Passé le village en pierre et les ruelles pentues de Bielsa, la route s’enfonce entre des barres rocheuses jusqu’au fond du bassin. Terminus, tout le monde descend ! Face à soi, un impressionnant cirque calcaire se déploie, d’où émerge la cascade del Cinca. Bienvenue dans le Gavarnie espagnol. Dans une tradition très ibérique, le creux de vallée est occupé par un Parador, vaste et haute bâtisse résidentielle en pierres sombres. Cette belle mise en bouche achevée, le village de Tella promet une seconde halte agréable. À 8 km de la nationale A-138, perché à 1384 m d’altitude, il déploie une poignée de maisons aux toits recouverts de lauze. Les marcheurs pourront opter pour une des balades conduisant à l’un des trois ermitages, cachés dans les hauteurs.
Escuaín, fond du monde

Retour dans la vallée du Cinca. La Peña Montañesa, barre calcaire dominée par un éperon isolé, ressemble bigrement – les connaisseurs comprendront – au mont Aiguille ou à la dent de Crolles (Isère). C’est le moment de bifurquer à nouveau à droite, direction les gargantas (gorges) d’Escuaín. Le fond du monde ! L’étroite route remonte le río Yaga avant de buter sur le village d’Escuaín, probablement le plus isolé du massif. En lisière du parc, il dévoile quelques maisons abandonnées et une église en ruines, mais il conduit surtout à un sentier-belvédère à haut potentiel de panorama. Là, face aux gorges, devant d’immenses falaises, planent les becs jaunes d’alimoches (vautours percnoptères), dont l’ombre portée se reflète sur les parois calcaires. Spectacle fascinant... Du bas des gorges d’Escuaín démarre une autre route étrécie, filant le long du río Bellós. C’est le canyon d’Añisclo, spectaculaire en diable. Interdit en théorie aux camping-cars, l’itinéraire file depuis le village perché de Puyarruego jusqu’à Fanlo, à 22 km. 10 km sont exclusivement à sens unique, le long de l’eau verte du río, surplombé par d’immenses parois calcaires courbées par l’érosion. De-ci, de-là, quelques hayas (hêtres) centenaires, des aigles royaux et des vautours dans le ciel, distraient le conducteur. Mieux valait ne pas être là en octobre 1977, lorsque la rivière monta jusqu’à 2 mètres au-dessus de la route ! que l’on traverse en entendant sans les voir des sonnailles de brebis, la route dévale vers le río Arazas et le village de Sarvisé. Au-dessus, à droite, se dressent Las Tres Sorores (Les Trois Sœurs), soit le Monte Perdido (3355 m), le Cilindro de Marboré (3328 m) et le Soum de Ramond (ou Pico de Añisclo, 3263 m). Broto est l’avant-dernière étape avant d’investir Ordesa. L’arrêt s’impose dans ce bourg commerçant de vallée, irrigué par la rivière l’Arazas. Son église fortifiée, sa Torre de la Cárcel (tour de la Prison), ses ruelles et sa cascade de Sorrosal, double chute d’eau située à 300 mètres du village, lui valent une fréquentation méritée.
Ordesa, terre de sport outdoor

Plus loin, Torla est l’ultime halte avant l’entrée du parc. On se balade avec plaisir dans cette commune à l’architecture sombre, incarnée par sa rue centrale piétonnisée et sa plaza de la Constitutíon. Des seniors, le soir, y prennent le frais. Le nombre de randonneurs croisés ici l’indique : Ordesa est une terre de sports outdoor. Pour se rendre au cœur de la vallée d’Ordesa et profiter des grands espaces, oubliez la voiture. Seuls des bus assurent depuis Torla la desserte de ce cirque majestueux, afin de limiter la pollution automobile. Une mesure sage pour protéger un parc parmi les plus intègres des Pyrénées.
En VTT dans la zona zero
Ce territoire de l'autre côté de la frontière dévolu à la pratique du vélo tout-terrain est constitué de chemins aragonais aménagés. Dix zones identifiées permettent de pratiquer tout type de cyclisme. Avec des spécialistes de Saint-Lary-Soulan, nous avons testé, à deux-roues électriques, un itinéraire facile et ludique près d’Aínsa.

Le journalisme mène à toutes les expériences. Celle relatée ici rappelle qu’avec un bon encadrement et un matériel adapté, les activités les plus inattendues sont ouvertes à tous. À tout âge ! Depuis Saint-Lary-Soulan, il faut un peu plus d’une heure pour rejoindre Aínsa en voiture, en Aragon. Fourgonnette garée sur le grand parking près du río Cinca, les VTTAE (Vélo tout- terrain à assistance électrique) sont débarqués et mis en configuration « client ». De vraies bêtes de course. Celle confiée à l’auteur de ces lignes, un « Moustache » français de dernière génération, ne vaut pas moins de 4 500 €. Freins hydrauliques, selle télescopique, vitesses multiples, amortisseurs... l’engin est calibré pour affronter toutes les situations.
La montée, une formalité !

Le parcours choisi par l’équipe de Joe Bike et son responsable Jonathan Pelisson, prestataire spécialisé de Saint-Lary-Soulan, est ce que l’on peut appeler un itinéraire funny. C’est-à-dire pas trop technique pour être accessible aux débutants (que nous sommes) et suffisamment vallonné pour procurer des sensations (que nous recherchons). Cela tombe bien, une descente correspond à ce profil : el barranco del Soto, partie de la « Ruta en BTT n°5 ». La montée initiale vers le village perché d’El Pueyo de Araguás, ouvrant la vue sur le lac de Mediano est une formalité. En position « Speed », l’assistance électrique est un dynamiseur que les récents progrès techniques ont rendu simple, voire trop simple... Après avoir emprunté un chemin, nous entrons dans une zone hors-piste, sorte de no man’s land de marnes argilo-calcaires courant sur une ligne de crête, hors de tout sentier balisé. Bien casqués, nous accélérons dans la descente, inclinons le VTT dans les courbes, ondulons de creux en bosses, debout sur les pédales, le postérieur en arrière. Des champions, déjà ! Au bas du versant, le barranco (ravin) offre à nos pneus son lit sec et pierreux. Nous le remontons quelques minutes, en sollicitant l’assistance électrique. En haut d’un rocher lisse, Jonathan et son compère Stéphane Piccolo, aménageur de pistes et moniteur de VTT, m’incitent à me jeter dans la pente. J’hésite puis me retiens, pensant aux jours suivants et au reportage à finir... Pour nous montrer de quoi ces vélos sont capables avec des pilotes aguerris, Jonathan et Stéphane nous font une démonstration de jump, en dévalant puis s’extrayant avec dextérité d’une ravine sèche. Comme ces engins paraissent faciles à manier... Concernant le photographe et moi-même, nous avons atteint nos limites. C’est avec plaisir et soulagement (aucune chute n’est à déplorer !) que nous regagnons Aínsa. Nous y testons un dernier équipement, le pump track. Soit un mini-circuit artificiel recouvert de macadam avec virages relevés et bosses dont on doit pouvoir faire le tour – c’est le challenge – par inertie, avec la seule force générée par les premiers coups de pédale.
Doigté et concentration

Il est temps de voir les vrais « pros » à l’œuvre. Jonathan et Stéphane nous entraînent vers Sieste, un autre village perché, situé une poignée de kilomètres à l’ouest d’Aínsa, au-dessus du río Ara. Passé l’hôtel Monasterio de Boltaña, une petite route conduit à droite vers le barranco de San Martín. Il est irrigué par le Sieste, un affluent de l’Ara, vif torrent qui vient du Vignemale. Remonté quelques minutes à pied sur sa rive droite, ce cours d’eau livre son décor de piscines naturelles et de vasques. Autant de bassins où il fait bon se baigner l’été… mais où il est aussi permis de pédaler. Depuis un ravin adjacent, Jonathan et Stéphane déboulent soudain dans le cours d’eau, soulevant des gerbes d’écume. Ils entreprennent de dégringoler le sentier riverain. L’enchaînement, assez technique sur des rochers et dans une pente sévère, exige doigté et concentration. Le photographe shoote la dégringolade, tandis que le journaliste observe les experts à l’œuvre. La Zona Zero a livré son verdict : elle est un territoire d’amusement, autant que d’engagement, une aire à consommer quoiqu’il arrive sans modération.