Le 8 mai dernier, la flamme olympique a débarqué dans le Vieux-Port de Marseille à bord du Belem. L’entrée dans la calanque du Lacydon de ce fringant trois-mâts parti de Grèce a rappellé la fondation de la cité par les Grecs de Phocée, mais lancera surtout le compte à rebours de Paris 2024. Du 28 juillet au 8 août, Marseille a accueilli les épreuves de voile des Jeux olympiques. Planches à voile à foil, dériveurs, kite-boards, catamarans à foil croiseront dans la rade, scrutés par le public depuis la corniche Kennedy. « Ces compétitions font écho à l’époque où Marseille était la capitale européenne de la voile et tenait la dragée haute aux Anglais. Pour admirer les régates, on se pressait sur la digue du large bordant le port de commerce. Entre 1850 et 1890, la cité avait même la puissance financière pour organiser des courses de Sète à San Remo », explique, sur le Vieux-Port, Édith Frilet, l’arrière-petite-fille d’Émilien Rocca, fondateur de la Société nautique de Marseille (SNM) en 1887. C’est en mémoire de cette suprématie dans le yachting et surtout par amour des vieux gréements qu’Édith a œuvré, il y a près de vingt ans, à la création d’un pôle de voiliers de tradition au sein de la SNM. Sur le quai de Rive-Neuve, les passants peuvent admirer 22 monocoques en bois ventrus : cotres bermudiens ou auriques, yawls et même un houari marseillais, l’Alcyon 1821, une réplique du gréement très toilé de l’aïeul d’Édith. Les mâts en bois clair se distinguent au loin, veillés par le pavillon flot- tant de la société nautique qui se consacre à la navigation de plaisance et aux régates.
Ancienne gloire maritime

Guère loin, près du Vieux-Port, un lieu a conservé plus que les autres la mémoire de la gloire maritime de Marseille. En bas de la Canebière désormais piétonne, le palais de la Bourse évoque l’hégémonie de la cité dans le trafic maritime. « Marseille possède la plus ancienne chambre de commerce de France, créée en 1599 », précise Patrick Boulanger, directeur de la revue culturelle Marseille, ancien conservateur du patrimoine et conseiller culturel de la chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence. Devant le bâtiment second Empire qui abrite l’institution depuis le milieu du XIXe siècle, l’historien nous fait prendre du recul. C’est ce qu’il faut pour décrypter les détails d’une façade encadrée par les statues d’Euthymènes et de Pythéas, les deux grands navigateurs marseillais de l’Antiquité. « À sa création, ce palais est une cathédrale destinée à accueillir la Bourse du premier port de France, de Méditerranée et souvent d’Europe, s’enthousiasme-t-il. Ici, tout s’explique par la peinture ou la sculpture. Il n’y a qu’à lire. Notez les proues de navire, le fronton orné des armes de la ville soutenues par les figures sculptées de la Méditerranée et de l’Atlantique. Plus bas, dans l’ombre, derrière la colonnade, la frise montre Marseille recevant des marchandises du monde entier. » À l’intérieur, dans le grand hall à deux niveaux à l’abri de la clameur de la ville, on voyage à la lecture des cartouches sculptés entre les arcades : côtes d’Afrique, îles de la Sonde, La Plata, Indochine... « Autant de régions avec lesquelles Marseille entretenait des relations commerciales étroites », ajoute l’historien. À l’étage, la grande horloge continue d’égrainer le temps : « Une pièce rare, à l’avant-garde de ce qui se fait quand on l’installe en 1860 pour donner l’heure à la Bourse. Elle indiquait aussi l’heure de l’Europe centrale et orientale, de Saïgon [devenu Hô Chi Minh-Ville en 1975, ndlr] et de Chicago. »
Un grand empire commercial

Quels autres témoignages de son identité maritime Marseille conserve-t-elle ? Derrière le palais de la Bourse, le jardin des Vestiges est un bon point de départ pour une déambulation historique. Réhabilité, ce site archéologique dévoile les fondations du port antique de la ville et fait apparaître une forme remarquable. « C’est la corne du Vieux-Port, une extrémité en pointe où l’on stationnait les navires », éclaire Patrick Boulanger. Quelques mètres plus loin, l’avenue de la République nous fait faire un grand bond dans le temps. « On décide de la percer en 1862 quand le développement de la marine à vapeur impose la construction d’un nouveau port. Cette artère de plus d’un kilomètre permet de relier le Vieux-Port et ses navires à voile au nouveau et grand port de Joliette, situé au nord. » Sur cet axe scandé d’immeubles à l’architecture raffinée s’établissent les sièges des compagnies et agents maritimes, les aconiers, les transitaires... « Au numéro 2, il y avait une agence maritime japonaise, au numéro 26, c’était la Lloyds... », énumère l’historien à mesure que l’on remonte l’avenue. C’est l’âge d’or du port de Marseille, sa prospérité repose beaucoup sur le commerce colonial dans un empire qui ne cesse de s’étendre. L’ouverture du canal de Suez, en 1869, facilite aussi les échanges. Au tiers du boulevard, la place Sadi-Carnot frappe par l’harmonie de ses façades. Un édifice se détache, monumental et richement orné. L’actuel centre des finances publiques abrite au début du XXe siècle la direction de l’exploitation des Messageries Maritimes et un hôtel de luxe. On reconnaît au sol du hall d’entrée une mosaïque aux deux « M » entremêlés ainsi qu’en plusieurs endroits de la façade une licorne en saillie, emblème d’une compagnie maritime qui était hippomobile à son origine.
Euroméditerranée

Au bout de l’avenue, place de la Joliette, c’est jour de marché. Nous voilà dans l’épicentre d’un quartier d’affaires né d’Euroméditerranée, un ambitieux programme de rénovation urbaine lancé à la fin des années 1990. Près des bassins portuaires, les tours et les immeubles neufs ont fleuri. La façade d’apparat en brique rouge des docks se dresse à l’ouest de la place criblée de parasols colorés. Il faut entrer dans ces anciens entrepôts élevés entre 1858 et 1864 par Paulin Talabot, directeur de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM). La longue construction en pierre, percée de quatre grands atriums, abrite entre ses piliers en fonte, des commerces, des restaurants et des entreprises. « Les docks de Marseille étaient plus grands que ceux, plus anciens, de Londres. L’ouvrage compte sept niveaux comme le nombre de jours de la semaine et 365 fenêtres », détaille l’historien. Face à la mer, un autre édifice, reconverti en immeuble de bureaux et de logements, jaillit. Blanc immaculé, tout en lignes claires, l’ancien siège régional de la Compagnie générale transatlantique (CGT) arbore une flatteuse architecture Art déco. « Une passerelle amenait directement les passagers vers les bateaux », précise Patrick Boulanger.
Digue et appel du large

Notre promenade se poursuit sur le quai de la Joliette. Des grilles séparent la route des bassins où accostent les ferrys en partance pour la Corse ou le Maghreb. Derrière elles, on distingue la fameuse digue du large d’où l’on admirait autrefois les régates. Longue de près de 7 kilomètres, fermée au public depuis 2001, la jetée a partiellement rouvert l’été dernier pour des événements. La promesse de prochaines balades iodées ? Un regard sur les anciennes grues portuaires qui jalonnent la digue suffit à sentir palpiter l’âme maritime de Marseille. La Major, l’immense cathédrale rebâtie à la fin du XIXe dans un style romano-byzantin, leur fait face. Les marins venus du large devaient l’apercevoir à leur arrivée. Son style et sa polychromie rappellent la basilique Notre-Dame-de-la-Garde dont elle partagea un des architectes, Henri-Jacques Espérandieu. Depuis la Major, on peut s’engouffrer dans les rues étroites du Panier. Truffé de glaciers, de boutiques et de cantines en vogue, il témoigne du succès touristique de la ville. Mais le quartier des marins, des Corses et des Italiens, haut lieu de la pègre au début du XXe siècle, est aussi resté populaire. Le linge continue d’y pendre aux fenêtres et les enfants de jouer dans la rue.
Marseille par la mer

Découvrir la cité maritime impose de prendre la mer. Nous avons choisi l’aube. Vers 5 h 30, le Vieux-Port nous appartient. La Marioune s’éloigne alors du quai dans un ronronnement rauque. À bord de la barquette marseillaise, Patrick Georges, le président de l’association Boud’mer qui œuvre à la conservation du patrimoine maritime méditerranéen, nous présente son projet : « Nous entretenons quatre barquettes et deux petits voiliers. On cherche également à démocratiser l’accès à la mer pour les personnes issues des quartiers défavorisés ou pour nos 400 adhérents qui peuvent réaliser des sorties en mer à prix plus serré. » Quelques milles marins après la sortie de la passe du port, la longue silhouette de la ville encadrée par les massifs de l’Étoile, au nord, et de Marseilleveyre, au sud, commence à se découper avec le jour naissant. La colline de Notre-Dame-de-la-Garde apparaît alors, souveraine. On s’approche de l’archipel du Frioul. Bientôt, la livrée rouge du premier ferry en provenance de Corse surgit devant les îles de Pomègues et Ratonneau, longs vaisseaux de pierre sèche reliés par une digue. « L’anse de Pomègues accueillait les navires en quarantaine. Si vous regardez bien, on distingue des bittes d’amarrage taillées dans la roche », précise Patrick Georges.
À l’assaut de l’île sentinelle

La Marioune met bientôt le cap sur l’île d’If, couronnée par son château à trois tours. « François Ier est le premier roi à vouloir faire de Marseille un grand port en Méditerranée. Pour le protéger et surveiller aussi les Marseillais, il fait bâtir deux forts : un sur If, île stratégique qui domine le chenal de navigation, et l’autre autour de la chapelle de la colline de la Garde », explique Armelle Baduel alors que l’on débarque sur l’île sentinelle. L’administratrice de ce site du Centre des monuments nationaux nous guide vers la forteresse gardée par une colonie de goélands ricaneurs. La cour intérieure est percée de cellules, collectives ou individuelles. L’une d’elles accueillit le commandant du Grand Saint Antoine, qui amena la peste à Marseille en 1720. Garnison, prison d’exception, le château a connu plusieurs fonctions qui se sont enchevêtrées dans le temps. « Ce sont les graffitis sur les murs qui en parlent le mieux », explique l’historienne pointant les inscriptions laissées par les révolutionnaires de 1848 enfermés sur l’île. Edmond Dantès, le détenu le plus célèbre, hante toujours les lieux. Chaque été, inspirée par l’évasion du héros d’Alexandre Dumas, une course, le « Défi de Monte-Cristo », réunit des milliers de nageurs pour parcourir 5 kilomètres en mer depuis le château d’If.
L'archéologie subaquatique

De retour sur le Vieux-Port, direction la corniche Kennedy pour poursuivre le tête-à-tête avec le large. En chemin, quelques escales racontent l’attachement des Marseillais à la Grande Bleue. Au 30 boulevard Charles-Livon, on pénètre ainsi dans l’intimité d’un explorateur des grands fonds, Henri Delauze, fondateur de la société d’ingénierie sous-marine Comex. Dans les années 1950, il participe à l’invention de l’archéologie subaquatique en fouillant des épaves, au large de la ville. Sa maison sur pilotis à l’entrée du Vieux-Port, convertie en lieu événementiel, est un véritable cabinet de curiosités maritimes. Parmi elles, une machine à plonger du XVIIIe siècle en forme de tonneau, un scaphandre et une tourelle de plongée des années 1960, des cartes marines anciennes... Un peu plus loin, dans l’anse du Pharo, Denis Borg, visage rond, yeux rieurs, a des accents lyriques. « La barquette est à Marseille ce que la gondole est à Venise. » L’homme sait de quoi il parle : depuis trois générations, sa famille sauvegarde les gestes des charpentiers de marine. Ainsi, dans son hangar au plafond encombré de gabarits de coupes, palonniers ou pare-abattages, deux stagiaires se forment au calfatage. En face du chantier Borg, un village d’entreprises nautiques devrait voir le jour pour accueillir d’autres artisans des métiers de la mer. « La crique a toujours été utilisée pour bâtir ou haler des bateaux », rappelle Denis. C’est une autre vocation qui a laissé son empreinte sur l’anse suivante, celle des Catalans. Le Cercle des Nageurs avec ses trois piscines, ses terrasses et son dédale d’escaliers cramponnés aux rochers est une institution dans la ville. Au bord du bassin extérieur dont le bleu tranche avec celui de la Méditerranée, Paul Leccia raconte : « Ce sont de jeunes sportifs amoureux de la mer qui ont fondé le Cercle, en 1921. À l’époque, ils nagent et pra- tiquent le water-polo en mer, entre des flotteurs. Pour pouvoir s’entraîner par tous les temps, ils finissent par bâtir, en 1928, ce bassin découvert de 25 mètres, puis ce sera, en 1958, le bassin couvert, ouvrant la voie aux bons résultats spor- tifs. » Car Le Cercle est une pépinière de cham- pions (Florent Manaudou, Camille Lacourt...) avec 19 médailles olympiques en natation et 40 titres de champion de France en water-polo. « Le Cercle est le club le plus médaillé mais c’est aussi un endroit familial transgénérationnel, un lieu de réseau, certes, mais surtout de passionnés », insiste Paul Leccia. Chaque matin, quelle que soit la saison, des membres continuent de nager en mer... Bercé par ces récits, il ne reste plus qu’à flâner sur la Corniche pour admirer les ports pittoresques du vallon des Auffes ou de Malmousque, et embrasser, sur près de 3 kilomètres, de somptueux panoramas sur la rade.
La mer pour seul horizon

Notre déambulation marine s’achève aux confins sud de la ville, dans le quartier des Goudes. Au pied du parc national des Calanques, une route taillée dans les rochers domine les eaux translucides et rejoint deux petits ports enchanteurs. Dans ce décor naturel paradisiaque, des friches industrielles, des forts en ruines, des anciennes maisons ouvrières et des cabanons penchés sur l’eau racontent une histoire complexe. « Au XIXe siècle, les industries polluantes sont reléguées dans cette zone sous le vent où les matières premières peuvent être acheminées par la mer », explique Thierry Garcia, vice-président de l’association Les Calancœurs, qui s’intéresse à l’histoire et au patrimoine des calanques. Nous sommes avec lui dans le petit port de l’Escalette. Sa forme ronde devait permettre aux barges de manœuvrer pour livrer l’usine de traitement de plomb située de l’autre côté de la route. Depuis une dizaine d’années, la friche industrielle de l’Escalette prête ses pans de murs en pierre, ses bassins de décantation et les entrailles de ses fours à des expositions estivales d’art contemporain de haut vol organisées par la parisienne Galerie 54. Une curiosité d’un autre genre se trouve près du port de Callelongue. Thierry Garcia pointe les roues rouillées d’un treuil mécanique : « C’est ce qu’il reste du téléscaphe qui acheminait des touristes sous l’eau dans des cabines étanches en 1966. Ils parcouraient environ 800 mètres en direction de cap Croisette. » Depuis cette pointe qui ferme la rade, on observe combien la ville cernée par les collines se pelotonne au bord de l’eau. Un édifice désormais iconique de Marseille émerge du tissu urbain. La tour de l’armateur CMA CGM, héritier des compagnies maritimes qui ont marqué l’histoire de la ville, a la forme de l’étrave d’un navire...