Le secret de Saint-Tropez

Il est huit heures du matin, sur le port de Saint-Tropez. Une nuée de livreurs s’active sur les quais. Des commerçants réajustent les portants et les étals de leurs boutiques. Des équipages briquent les ponts de yachts démesurés. Suffren, lui, regarde au loin vers le large. « En 1866, plus de 20 000 personnes ont assisté à l’inauguration de la statue de cette grande figure de la marine royale, explique Laurent Pavlidis, conservateur du musée d’Histoire maritime de la ville. Ce fut la première grande fête donnée à Saint-Tropez, avec un port tout juste électrifié. » La mer a façonné le destin de cette cité lovée dans un golfe protégé par une presqu’île, entre les ports d’Antibes et de Toulon. C’est à travers son passé maritime que nous la découvrons. « Le site a dû être occupé par un comptoir grec. On est sûr d’une présence romaine compte tenu de la proximité de Fréjus, le grand port romain militaire du littoral. Deux mouillages abrités du vent étaient importants sur la côte : Cavalaire et Saint-Tropez », précise l’historien. Si un premier village médiéval, décimé par les guerres et les épidémies, aurait existé jusqu’au début du XVe siècle sur les hauteurs de l’actuelle ville, c’est l’an 1470 qui marque la fondation de Saint-Tropez. « Le seigneur de Grimaud, suzerain du golfe, décide de repeupler le site avec trois objectifs : remettre en activité un terroir abandonné ; bâtir un site fortifié pour défendre le golfe contre les pirates et les Barbaresques ; créer un port de commerce pour financer les coûts de la défense. »
La citadelle

Nous marchons le long du quai, en direction de la digue. Les façades pastel des maisons hautes esquissent l’image de carte postale d’un petit port provençal. Au bout, la tour ronde et défensive du Portalet marque l’entrée du sentier du littoral. Il court au pied de la vieille ville autrefois fortifiée, un quadrilatère aujourd’hui délimité par la mer, le quai Jean-Jaurès, et les rues des Remparts et de la Citadelle. « Le sol rocheux était idéal pour bâtir une cité, explique Laurent Pavlidis. De plus, la pierre capturait l’eau. C’est pour cela qu’il y a peu de fontaines à Saint-Tropez : toutes les maisons avaient un puits. » Près de la plage de la Ponche, immortalisée par Brigitte Bardot, la grande porte arrondie d’un hangar à bateaux attire l’œil. « C’est la seule de la ville et elle m’a longtemps intrigué, raconte Laurent Pavlidis. La maison a été occupée par Henri Person, un peintre ami de Signac et amateur de navigation. Je pense qu’il s’est inspiré de portes qu’il a vues sur les maisons du Bosphore, lors d’un voyage à Constantinople. » La mer, toujours... Les ruelles du quartier, autour des jolies places des Remparts et du Revelen, agréablement ventilées par la brise marine, étaient habitées par les pêcheurs. « Mais l’image de Saint-Tropez port de pêche ou cité corsaire est fausse, insiste l’historien. Pour dix marins, deux étaient pêcheurs, deux travaillaient dans les chantiers navals et les six autres étaient des navigateurs, capitaines ou, plus souvent, matelots. Saint-Tropez était surtout un grand port de commerce dont les navires chargés de vin, de poissons, de bois et de lièges des Maures ralliaient les ports du littoral du Languedoc jusqu’à Gênes. Le XVIIIe marque un âge d’or : les Tropéziens se mettent au service des marchands de l’Empire ottoman et transportent biens et personnes en Méditerranée orientale. C’est comme cela que Saint-Tropez s’est enrichi. » Des décors en serpentinite signalent encore aujourd’hui les maisons des notables ou célèbrent l’histoire maritime. Le visiteur curieux peut ainsi découvrir, sculptés dans cette roche verdâtre, des détails comme les têtes d’un Barbaresque sur un linteau de porte, rue Allard. Place de l’Hôtel-de-Ville, une porte en bois finement ciselée de décors floraux parle aussi d’un ailleurs lointain. « Elle fut ramenée de Zanzibar par un capitaine au long cours qui l’offrit à un autre navigateur tropézien, Annibal Bérard, pour orner sa maison. »
L’école de la mer

Pour comprendre l’aventure en mer des Tropéziens, il faut mettre le cap sur la citadelle qui abrite le musée d’Histoire maritime de la ville. Nous laissons derrière nous l’église Notre-Dame-de-l’Assomption. Sa configuration peu commune, avec un clocher coiffé d’une tour d’horloge, symbolise Saint-Tropez et ses tons ocre et terre de Sienne. Tout près, la place de l’Ormeau a conservé une atmosphère de village avec son arbre majestueux et ses façades tapissées de jasmin. « On dit que les marins tropéziens venaient autrefois toucher l’ormeau à chaque retour d’expédition », confie Walter Wolkowicz, antiquaire de marine installé sur la place depuis une dizaine d’années. « C’est la richesse de l’histoire maritime de la ville qui m’a poussé à venir ici », confie le propriétaire de la Vieille Mer entre un lavabo de cabine de navire plus que centenaire et des scaphandres à casque. Un peu plus haut, la ville semble s’arrêter net devant la pinède qui s’étend jusqu’à la citadelle construite au XVIIe siècle. C’est la seule forteresse d’une telle ampleur sur la côte varoise. Dans les jardins, de gracieux paons se pavanent, réminiscence de l’époque où la Marine nationale, propriétaire du site, les avait introduits. Dans le donjon hexagonal à trois tours, on apprend qu’au XVIe siècle les Tropéziens pêchaient le corail le long du massif des Maures jusqu’aux côtes d’Afrique du Nord. Au début du XIXe, quand l’activité de caravane maritime en Méditerranée orientale décline, les Tropéziens louent leurs services aux compagnies maritimes qui appareillent de Marseille vers toutes les mers du monde. Si l’art de naviguer se transmet en famille, une école d’hydrographie ouvre à Saint-Tropez après la Révolution. Jusqu’à sa fermeture, en 1914, elle formera près de 1 000 capitaines au cabotage et plus de 300 capitaines au long cours. Certains sont enterrés dans le cimetière marin entre la citadelle et les eaux bleues du golfe. Retour au port par la rue de la citadelle. La place aux Herbes abrite le marché aux poissons. Elle marque la fin de la vieille ville dont les remparts ne pourront plus contenir les habitants qui commenceront à s’installer au sud du vieux port, à partir du XVIe siècle. Sur le quai de l’Épi, près du musée de l’Annonciade, on peut voir les rampes de lancement des anciens chantiers navals. « Après Marseille, Saint-Tropez était le deuxième plus grand chantier de construction de trois-mâts », précise Laurent Pavlidis. Une activité qui connaît son apogée au XVIIIe et au début du siècle suivant, avant que la concurrence de chantiers étrangers ne vienne changer la donne. « Saint-Tropez se tourne alors vers l’activité de plaisance. En 1830, c’est la première ville de France à enregistrer des navires de ce type. Si le port de Saint-Tropez peut accueillir des yachts aussi grands, c’est parce qu’il fut autrefois un grand port de commerce », conclut l’historien. Et d’ajouter: « Aujourd’hui, le monde entier vient à Saint-Tropez mais autrefois ce sont les Tropéziens qui voguaient sur les mers du monde. »

Comment s'appelait Saint-Tropez avant ?
Pendant la période romaine, le village s'appelait alors Héraclea-Caccaliera. C'est un officier romain appelé Torpes qui a donné son nom à Saint-Tropez.