Le bateau remonte doucement la Loire en direction de l’estuaire. À 6 kilomètres en aval de Nantes, à Port-Lavigne, les passagers, accoudés au bastingage, semblent aux aguets, scrutant du regard la canopée rive droite du fleuve. Que cherchent-ils ? D’un geste, un garçonnet, jumelles en main, nous désigne une grande branche. Incroyable ! Là, devant nous, cette masse noire, c’est bien un jaguar qui se prélasse... Plus loin, une colonie de singes s’ébat au milieu des feuilles et un ourson grimpe sur une souche, aidé par sa mère. Ce bestiaire surréaliste doit sa présence à l’artiste américaine Sarah Sze. « C’est ma façon de jouer avec l’idée d’un retour à la nature et au sauvage », assure-t-elle. Jouer, avec ses sensations, ses émotions, c’est ce que propose, depuis 2007, le parcours Estuaire imaginé par Jean Blaise, le directeur du festival d’art contemporain Voyage à Nantes. S’égrenant sur les deux rives de la Loire, de Nantes jusqu’à Saint-Nazaire, il réunit aujourd’hui 33 œuvres signées par de grands noms de l’art international.

Voilà un jeu de piste réjouissant pour partir à la découverte du dernier fleuve sauvage d’Europe, qui prend ses aises à la fin de sa course vers l’océan : 200 mètres de large sous le pont de Cheviré à Nantes, 600 mètres à Cordemais, 1 kilomètre à Paimbœuf, 3 kilomètres à l’embouchure
à Saint-Nazaire... Au long de ce parcours de 60 kilomètres, les rives de l’estuaire sont modelées de paysages tantôt industriels tantôt champêtres, où se mêlent l’eau douce et l’eau salée ramenée par les grandes marées. Les silos, les centrales, les cheminées des usines cohabitent avec les clochers des anciens petits ports fluviaux, les bacs qui font la liaison entre les rives, les marais peuplés d’oiseaux. Au fil des îles, grèves, chenaux, roselières, l’art se niche partout mettant l’œil en alerte.
Au fil de l’eau
Partie de la gare maritime de Nantes à marée descendante, pour profiter du courant et réduire son empreinte carbone, la vedette de la compagnie Marine & Loire dépasse l’ancienne fonderie d’Indret, aujourd’hui occupée par l’unité de propulsion de Naval Group, et longe les prairies nappées de joncs, où paissent tranquillement des vaches pie. « Dès le Moyen Âge, les moines ont aménagé les rives de la Loire et asséché les marais pour les transformer en pâturage. Pour ce faire, ils ont créé un vaste ensemble hydraulique régulé par des écluses et relayé par des canaux, des douves, des vannes », explique Cécilia Nicolas, la directrice de l’association Estuarium, qui anime notre croisière. Un peu plus loin, à l’écart des rives de Saint-Jean-de-Boiseau, une maison semble flotter au mitan de l’eau. A-t-elle été emportée par une crue
du fleuve ? C’est la Maison dans la Loire, une œuvre réalisée par l’artiste Jean-Luc Courcoult. Véritable tour de force, elle a été reproduite en béton moulé d’après le Café du port du hameau de Lavau-sur-Loire, aujourd’hui envasé. « À la tombée du jour, ses fenêtres s’éclairent grâce à des panneaux solaires, donnant l’illusion qu’elle est encore habitée », s’amuse notre guide.
On dépasse à présent la monumentale tour à plomb de Couëron, 69 mètres tout en briques. Construite en 1875, elle était autrefois utilisée comme amer le long de la Loire. Sur l’eau, un bac empli de passagers et de voitures entame sa traversée jusqu’au village du Pellerin, sur la rive opposée. Le canal de la Martinière, caché dans la verdure, s’amorce peu après. « Jusqu’à la fin du xixe siècle, le fleuve servait de voie naturelle de circulation entre le port de Nantes et l’océan. Il comptait alors quelque 70 îles et la vie des villages posés sur ses rives était rythmée par le passage de la batellerie, reprend notre guide. Mais peu à peu, la taille des navires a augmenté, les îles et les bancs de sable sont devenus gênants. Pour sauver le port de Nantes, on a creusé entre Frossay et Le Pellerin un canal parallèle à la Loire. Puis on a contraint le fleuve et colmaté ses anciens bras grâce à des digues. Un traumatisme pour les petits ports fluviaux, qui ont vu la Loire et le trafic fluvial s’éloigner. » L’idée était de faire remonter l’océan jusqu’à Nantes, mais c’est le contraire qui s’est passé. L’avant-port et ses industries se sont éloignés progressivement vers l’embouchure, sur les secteurs de Cordemais, Donges et Saint-Nazaire. Le fleuve, lui, s’est transformé en no man’s land, perçu par la population comme une frontière plutôt que comme un lien.

Un "vaisseau fantôme" sur la Loire
Dans la nuit du 10 au 11 août 1944, face au port du Pellerin, neuf navires sont coulés par l’armée allemande en travers du chenal de la Loire afin de bloquer aux Alliés l’accès fluvial au port de Nantes. Parmi eux, l’Antarktis, un baleinier norvégien de 150 mètres de long, qui s’est brisé en deux lors du sabordage. Dès la fin de la guerre, une équipe d’ingénieurs et de scaphandriers s’emploie à renflouer les épaves et à les mettre à sec pour dégager le passage. Mais rien ne vient à bout de l’Antarktis. De nos jours, les mâts de ce mastodonte restent visibles sur les bords de la Loire, à la Télindière, ainsi qu’une de ses grues, posée sur le môle du quai du Pellerin.
Sur les chemins à vélo
Le parcours Estuaire a voulu rétablir ce lien symbolique entre les deux villes du pôle métropolitain Nantes-Saint-Nazaire, riche de 61 communes. Paimbœuf, Cordemais, Donges... notre vedette poursuit sa route vers l’océan dans un décor industriel et accoste aux quais de Saint-Nazaire. Pied à terre, on peut s’y balader et s’y restaurer, avant de reprendre le bateau vers Nantes. Comme pour mieux s’imprégner des paysages estuariens et de leurs œuvres d’art insolites, on franchit le pont de Saint- Nazaire (attention ! traversée dangereuse car non sécurisée) pour un retour à deux-roues via les chemins balisés de la Loire à Vélo. Paimbœuf, sur la rive sud, est le premier arrêt. Ici, à 13 kilomètres à vol d’oiseau de Saint-Nazaire, le fleuve a encore des allures maritimes et sa grève se découvre au rythme des marées. Alignées sur les quais, les vieilles maisons hissent les couleurs, bleu, jaune, rose, face à la jetée du phare, bâtie au XVIIIe siècle pour charger et décharger les navires à marée basse. Là où autrefois se déployaient les chantiers navals, le bassin de radoub, les ateliers de corderie, on ne trouve plus qu’une longue promenade le long de la Loire. Mais dans les rues adjacentes, les portes cochères cachent les belles demeures des anciens capitaines de marine ; tel le 33 de la rue Pierre-Jubau, avec la maison de René Lehuédé, qui navigua jusqu’à Saint-Domingue. Bruno Comps, coauteur du livre Les Capitaines de Paimbœuf au temps du commerce avec les îles à sucre, fait visiter la demeure pendant les Journées européennes du patrimoine. Une pause sur la terrasse du Café de la Loire, pour admirer la vue sur la cale du grand fer à cheval. Sous l’Ancien Régime, quand Paimbœuf était encore l’avant-port de Nantes et accueillait des centaines de navires au long cours, elle était abonnée en permanence...
Filons au bout de la rade, où a poussé le Jardin étoilé de l’architecte-paysagiste japonais Kinya Maruyama, un belvédère en bois flotté et en filets de pêche inspiré de la constellation de la Grande Ourse. Sept kilomètres à vélo, et nous voilà pédalant sur le chemin de halage du canal de la Martinière. À l’ombre des peupliers, des familles pique-niquent au bord de l’eau, d’autres jouent aux palets bretons... À l’extrémité est de ce chemin d’eau de 15 kilomètres, sur l’écluse qui ferme le passage avec la Loire, l’artiste autrichien Erwin Wurm a installé un voilier piquant de la proue vers l’eau dans le style des « montres molles » de Dali. Ici, tout le monde l’appelle le « bateau mou » , mais le nom de cette œuvre est Misconceivable (Inconcevable). Nez au vent, on traverse le port du Pellerin, son ancienne corderie, ses quais fleuris, ses hôtels désuets et sa vinaigrerie, réaménagée en salle de spectacle. Puis la piste nous entraîne jusqu’au hameau de Saint-Jean-de- Boiseau. Entouré d’un parc de 7 hectares, le château du Pé nous accueille pour la nuit dans une de ses six chambres d’artiste. Rebâtie au XVIIIe dans l’esprit des folies nantaises, la demeure tient son nom du « Pé » (podium en latin), car elle offrait un beau point de vue sur la Loire. Ses chambres, qui font partie de la collection Estuaire, invitent au voyage.

Expérience immersive

Après une nuit de rêve, nous prenons le bac vers Couëron et partons en balade sur la rive nord de la Loire, direction Saint-Nazaire. Par le dédale de chemins qui entaille les marais, le port de Cordemais est à 18 kilomètres. C’est là qu’a pris position le centre Terre d’estuaire. Niché entre étendues d’eau et prairies vertes, ce bâtiment durable en bois et verre explore sur 2 000 mètres carrés l’histoire et la vie de l’estuaire (commerce et contrebande du sel, incursions Vikings, biodiversité...) dans une scénographie moderne. À quelques coups de pédale, la Villa Cheminée du facétieux artiste nippon Tatzu Nishi se mesure au gigantisme de la centrale thermique à flamme de Cordemais. Au sommet de sa tour, à 15 mètres de hauteur, un petit pavillon de banlieue avec jardinet fait office de gîte. Attention, la liste d’attente est longue pour ceux qui veulent dormir tout près du ciel.

Arrivée au hameau de Lavau-sur-Loire. Autrefois animé, à présent envasé, son port s’est endormi autour de sa vieille auberge... celle-là même que reproduit la Maison dans la Loire. De la place du village, une passerelle file au milieu des roselières vers un observatoire en bois, installation conçue par Tadashi Kawamata, artiste japonais pionnier de l’art écoresponsable. Depuis le sommet, on parvient enfin à saisir toute la complexité de cet estuaire méconnu, protégé pour ses richesses écologiques, bercé par les jeux de lumière et le chant des oiseaux.


Intrigants nids de métal

En suivant à vélo les Roselières, un circuit de 8 kilomètres entre Lavau-sur-Loire et Savenay, on repère des tours métalliques coiffées de drôles de nids de cigognes au cœur du marais du Syl. Perchés à 6 mètres de hauteur, ces Nids-Observatoires offrent une vue imprenable sur ce site au décor changeant. Des marais qui, l’hiver, sont inondés par les eaux de pluie du bassin du Sillon de Bretagne et servent d’abri aux oiseaux migrateurs. Mais qui, dès le printemps, redeviennent des pâturages semés de canaux, de troupeaux de bovins et de rouleaux de foin.