Dans le port fluvial de Briare, les bateaux de location sont prêts à larguer les amarres. « Pas besoin de permis, je vais tout vous expliquer, c’est plutôt facile », rassure Dimitri, cordages en mains. Quinze minutes d’initiation à la navigation plus tard, nous voici devenus des bateliers en herbe fin prêts à voguer sur le séculaire canal latéral à la Loire qui serpente entre le Loiret et la Nièvre. Après avoir hissé les vélos sur le pont, nous prenons note des dernières recommandations avant le départ : « Lors des passages de ponts, des croisements ou pour accoster, manœuvrez à l’avance car le temps de réaction du bateau est assez lent. » Nous voilà prévenus...
Et c’est parti, la barre cap au sud, direction Sancerre et La Charité-sur-Loire. À peine le temps de se familiariser avec les manœuvres que se profile déjà le pont-canal de Briare qui resserre son étau sur la voie d’eau pour enjamber la Loire sur 662 mètres. Soixante ans après la naissance du canal latéral, la construction de ce pont en acier doux, une prouesse technique de Gustave Eiffel, allait considérablement améliorer la navigation, évitant aux bateaux la périlleuse traversée de la Loire. Pour les plaisanciers débutants que nous sommes, il s’agit de piloter à une douzaine de mètres au-dessus du fleuve dans cet étroit passage de 11 mètres de largeur, si possible sans frotter et, surtout, sans oublier d’admirer la vue époustouflante qu’offre cette traversée. Pari réussi avec un peu de concentration. Une fois passé cet exercice délicat sous le regard des badauds, le bateau glisse en pleine nature.
Éloge de la lenteur en péniche

Pour ce premier jour, le soleil se montre généreux et, sur le chemin de halage, joggeurs et cyclotouristes dépassent notre embarcation. Tout est si calme qu’un héron cendré affairé à surveiller une proie ne bouge même pas. Aujourd’hui, à 8 kilomètres par heure maximum (une limitation imposée pour protéger les berges ; 8 km/h pour les moins de 20 mètres et 6 km/h pour les autres), naviguer est une petite aventure de pur plaisir. Ce qui n’était pas le cas autrefois, lorsque le chemin de halage servait aux attelages de chevaux tractant les lourdes péniches de fret. Construit pour le transport fluvial, le canal latéral permettait d’éviter une navigation dangereuse sur une Loire où crues, étiages et autres bancs de sable menaçaient d’échouage les convois de gabares, toues à fond plat, péniches. Seules les gabares légèrement chargées faisaient le voyage vers l’aval du fleuve et étaient ensuite démontées pour être vendues pour leur bois. Transporteurs et affréteurs réclamaient une liaison plus facile, une Loire canalisée faisait rêver les uns, tandis que d’autres imaginaient un canal latéral alimenté par l’eau du fleuve sur toute sa longueur. Ainsi s’ouvrait en 1838 un canal doublant la Loire entre Digoin (Saône-et- Loire) et Briare (Loiret) sur 196 kilomètres.

À l’ombre des vieilles pierres

Concentrés à la barre, nous poursuivons via le bief qui traverse une véritable voûte forestière dont les branchages frôlent les flancs du bateau. Le long du canal, l’accostage est libre le temps d’un déjeuner, de la découverte de l’arrière-pays, d’un moment de détente ou d’une nuitée sous les étoiles. Première halte à Châtillon-sur-Loire, où nous mettons pied à terre pour une petite excursion à vélo. Avant la construction du pont-canal de Briare, c’est ici que les bateaux s’aventuraient dans le chenal endigué de Mantelot pour franchir la Loire. De cette époque subsistent deux écluses, celle de Mantelot sur la rive gauche et celle des Combes sur la rive droite, toutes deux classées au titre des monuments historiques. Avant la construction de l’ouvrage d’art, ce sont près de 4 000 bateaux venant du sud à destination de Paris, ou inversement, qui passaient chaque année dans le lit du fleuve avec nombre de naufrages. Le canal s’attarde ensuite dans une longue plaine avant d’être soudain coupé par un obstacle, l’écluse de Maimbray. Le franchissement des écluses, pour les novices que nous sommes, peut occasionner quelques sueurs froides ! Quand les lourds vantaux s’ouvrent, il s’agit d’embouquer dans l’étroit sas de l’écluse et de bien amarrer les cordages du bateau. « Passez-moi la corde, je vais vous aider », lance l’éclusier. « Un passager doit toujours se tenir prêt à descendre à terre avec la corde en main pour amarrer plus facilement », conseille-t-il. Lorsque l’eau jaillit violemment en cascade à l’avant du bateau, l’émotion est forte. Une dizaine de bateaux franchissent chaque jour l’écluse de Maimbray. L’ambiance est conviviale, c’est l’occasion de converser avec les éclusiers peu avares en conseils et anecdotes
Droit devant apparaît la centrale nucléaire de Belleville-sur-Loire que nous oublions bien vite en découvrant le village de Léré. Dans cette petite cité du Pays-Fort, son ancienne collégiale datant du XIe siècle en impose par ses dimensions remarquables, sa haute nef, sa crypte romane – qui a servi d’abri pour les reliques de saint Martin de Tours – et son portail gothique surmonté d’une image du saint partageant son manteau. Malgré l’incendie, l’église conserve encore aujourd’hui une magnifique abside romane et un chœur du XVe siècle qui avait été restauré sur ordre testamentaire par une certaine Agnès Sorel. Pour visiter le sanctuaire, il faut impérativement demander les clés à l’office de tourisme.
Ponctuer sa navigation de virées à vélo permet de découvrir les trésors cachés de l’arrière-pays. Ainsi en est-il du château de Buranlure, lové dans un écrin de verdure. Le château se dévoile au creux d’une pente, entouré de sa douve, dressant ses tours et ses échauguettes. Située dans l’ancien lit de la Loire, cette maison fortifiée (XVe) du comté de Sancerre a été transformée en corps de ferme à la fin du XVIIIe siècle par les propriétaires de l’époque. « C’est grâce à cette transformation que l’architecture est restée quasi inchangée car l’édifice a toujours été occupé et entretenu », nous explique notre hôte, Marguerite de Vogüé, la châtelaine actuelle. Le monument appartient à sa famille depuis deux cent cinquante ans et Mme de Vogüé a décidé de l’ouvrir au public afin de faire vivre le lieu et de faire connaître son histoire : « Lors des guerres de Religion par exemple, le château fut le fief catholique du coin », précise-t-elle. Récemment, la châtelaine a relancé l’activité viticole de Buranlure et produit des cuvées prestigieuses issues de la vieille treille préphylloxérique plantée ici il y a cent trente ans par son grand-père, Arnaud de Vogüé.

Mais à la vie de château, nous préférons notre nouvelle vie de mariniers. Bientôt se profile Saint-Satur, paisible village du Cher en bord de Loire dont le port aligne les nombreuses péniches qui y mouillent l’ancre... ou plutôt qui s’amarrent à la berge.

La halte permet de faire le plein de provisions, de visiter l’église abbatiale Saint- Pierre (XIVe) et de contempler un ouvrage d’art des plus spectaculaires : le viaduc ferroviaire tout en courbes (428,65 mètres de longueur, 26 arches en plein cintre, 40 mètres de hauteur) où circulaient autrefois les trains de la ligne Saint- Germain-du-Puy à Cosne-sur-Loire.
Sancerre, une mer de vignes
Perchée sur sa butte, imprenable sentinelle de la Loire, la silhouette de Sancerre se découpe bien vite. Sur ses coteaux, les vignobles alignent leurs ceps, sauvignon et pinot noir, ondulent à perte de vue et mûrissent sous la lumière du Berry. Plus de trois cents vignerons produisent ici l’un des vins AOC les plus connus de France. Là encore, Sancerre doit beaucoup au canal. Il fut en effet un temps où le nectar sancerrois partait à pleines barriques vers Paris, convois de gabares halés par des chevaux quand ce n’était pas à dos d’hommes. Encore quelques heures de navigation et notre équipée touche presque à sa fin en vue de La Charité-sur-Loire.
Merveilles bourguignonnes
La ville a prospéré grâce à sa situation stratégique au bord du fleuve. Rive droite, voyageurs, pèlerins et pauvres hères y accouraient pour solliciter la charité des moines réputés pour leur prodigalité. Au XIe siècle, le puissant abbé de Cluny, Hugues de Semur (1024-1109), confie à La Charité la mission de diffuser la foi dans la partie septentrionale du royaume et d’y développer des activités économiques. Après avoir franchi le pont de pierre du XVIe siècle et ses dix arches enjambant la Loire, nous entrons au cœur de la cité historique, dominée par l’ensemble prieural clunisien. De style roman bourguignon, le prieuré, « fille aînée de Cluny », sort de terre aux XIe et XIIe siècles ; c’est alors l’un des plus somptueux et des plus renommés d’Europe, régnant sur 45 monastères et 400 dépendances.
Très abîmée, l’église Notre-Dame a bien failli disparaître sans le cri d’alarme de Victor Hugo et l’intervention, sous le règne de Louis-Philippe, de Prosper Mérimée, alors inspecteur général des Monuments historiques. Une route royale reliant Nevers à Paris devait, en effet, traverser l’immense nef. Depuis 1998, le sanctuaire bénédictin est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco au titre d’étape majeure sur la route de Compostelle. Aujourd’hui, la ville offre une halte agréable alliant la découverte d’un riche bâti et le plaisir de flâner dans les ruelles pavées chargées d’histoire. Les noms des rues – du Grenier-à-sel, des Chapelains, des Hostes – y racontent le passé médiéval. Tout comme les vieilles demeures : cellier du XIIIe siècle, maisons de marchands et négociants du XVe siècle (dont les caves de pierre étaient ouvertes sur le fleuve), maisons à pans de bois (XVe) ou encore logis du prieur avec son passage (la Porterie).

Du jardin des Bénédictins, un chemin grimpe sur les hauteurs de la cité et permet de découvrir les vestiges des remparts bâtis au XIIxe siècle. De là, la vue embrasse le prieuré et la Vieille Ville avec la Loire pour toile de fond. En fin de journée, retour à bord de notre petite « maison sur l’eau ». C’est la dernière soirée, l’heure d’un premier bilan. Au terme d’une semaine de navigation, nous n’avons pas parcouru l’intégralité de ce long chemin d’eau. En revanche, les lieux, sites et panoramas vus au cours du voyage s’y sont dévoilés d’une façon singulière, unique. Jouer aux « canalous » reste une expérience étonnante et riche d’enseignement. Comme l’apprentissage d’une lecture intime et poétique des paysages.
