Quand on la lit, l’histoire de la Sologne a des airs de conte de fées. Cette terre pauvre, méprisée, voit soudain son destin basculer grâce à un prince charmant : Napoléon III. Au XIXe siècle, ce dernier, propriétaire du domaine de Lamotte-Beuvron, décide d’assécher les marécages et de planter des pins sur les sols pauvres et acides, comme il le fera dans les Landes. L’arrivée du chemin de fer en 1847 attire bientôt la grande bourgeoisie parisienne. On vient chasser le gibier, on se fait bâtir des châteaux pour parler affaires... Telle Cendrillon, la Sologne « pouilleuse » est devenue noble et racée. Bien sûr, la réalité est plus complexe et nuancée. « Ce sont les moines défricheurs du Moyen Âge qui ont ouvert la Sologne, alors vaste marécage forestier, plein de mares, de tourbières et de forêts. Rien ne poussait car deux sols contraires, le sable et l’argile, s’y superposent », explique Alexandre Roubalay, animateur pour Sologne Nature Environnement, une association de protection de la nature.
Le cerf, roi des forêts de Sologne

Nous marchons sur un sentier forestier, sous le couvert des arbres. L’après-midi touche à sa fin, en ce début d’automne. Peu à peu, les paroles d’Alexandre s’espacent. Il parle tout bas, puis plus du tout. Il faut faire silence si nous voulons observer le roi des forêts de Sologne : le cerf. La période de brame court les deux dernières semaines de septembre et jusqu’à début octobre. « Le brame est l’expression violente, virile de la nature, chuchote-t-il. Les cerfs ne pensent qu’à une chose : garder leur harde et leur territoire que leur disputent des cerfs satellites, plus jeunes. Ils ont une poignée de jours pour féconder les biches. Mais s’ils brament (leur cri s’appelle le raire), c’est pour défier leurs adversaires, non pour attirer les biches comme on le croit trop souvent. » Nous progressons en silence, pied à plat pour faire le moins de bruit possible. Un craquement pourrait alerter les animaux. Voici justement un dos de biche couchée dans l’herbe, à l’ombre des bouleaux et des chênes. D’autres l’entourent, ainsi que des jeunes mâles. « Le jeu, c’est de voir avant d’être vu. » On entend bramer au loin, une plainte lente, insistante. Bientôt, une biche lève la tête : « Elle nous a topés. Elle nous entend et nous sent mieux qu’elle ne nous voit. » Pour se placer sous le vent et ne pas être repéré trop vite, Alexandre pulvérise un peu de talc dans l’air. « Les odeurs nous trahissent. D’ailleurs, la forêt n’a pas la même odeur pendant le brame : les cerfs sont en rut, les biches lâchent des phéromones... » Soudain un jeune mâle apparaît entre les arbres, nous observe puis disparaît. L’obscurité tombe, notre affût doit prendre fin. « Laissons la nuit aux cerfs », lance Alexandre.
Randonnée sauvage

En revenant à la voiture, garée à l’orée du bois, une poignée de biches et de cerfs s’égaient dans une vaste prairie. C’est là que, l’excitation à son apogée, les mâles se toisent, se défient. On a l’habitude de les désigner par le nombre de pointes qu’on compte sur leurs bois. Des photographes amateurs en tenue camouflage commentent leur journée dans un jargon de connaisseurs : « Le 12 en bas a une oreille coupée, il est venu se coucher à 30 mètres ce matin. Génial... Le 14 a fait une saillie. Mais je n’ai pas encore vu de combat. » « Le brame, c’est toi et la nature, résume Alexandre Roubalay, lui-même photographe. On est dans l’intimité de l’animal, ce n’est plus l’homme qui contrôle. On est à l’affût de tout, nos cinq sens sont en éveil. » Quelques règles sont à respecter : ne pas rentrer sur une propriété privée, ne jamais suivre un animal, porter des vêtements sombres, se poster de préférence à un croisement de chemins, chuchoter et attendre. « Pour être sûr de voir des cerfs et avoir les clés de compréhension, faites une sortie encadrée par une association comme Sologne Nature Environnement ou par l’Office national des forêts. Ou rendez-vous à Chambord », suggère notre guide. Un conseil judicieux, à condition d’y aller avant 9 heures du matin ou en fin de journée, puisqu’on voit presque à coup sûr des cerfs et des sangliers depuis les neuf miradors aménagés là pour le grand public. Chambord est ainsi le plus grand domaine forestier clos d’Europe...
La forêt de Bruadan, un décor royal

C’est une autre forêt solognote que nous fait découvrir Martine Vallon, l’ancienne conservatrice du musée de Sologne. On y voit des cerfs, on y pratique la chasse à courre... et ça ne date pas d’hier. La forêt de Bruadan, entre Millançay et Marcilly-en-Gault, est une ancienne forêt royale ! « C’était la forêt des comtes de Blois, qui étaient plus puissants que le roi de France aux XIe et XIIe siècles. Au début de son règne, François Ier a fait aménager cette forêt en réserve de chasse royale. Il a fait tracer des routes de chasse et l’allée du roi, longue de 10 kilomètres. C’est la première forêt aménagée pour la vénerie, avant celle de Compiègne. » Le rond du roi est toujours visible : un carrefour de huit routes où Léonard de Vinci avait prévu de bâtir un pavillon de chasse octogonal. Finalement, un autre sera construit un peu plus loin : ce sera Chambord...
Les trésors cachés de la région

Nous suivons l’allée du roi (en partie communale, donc accessible), longeons des étangs empoissonnés depuis le Moyen Âge (carpes, sandres, anguilles). Poésie d’une bande de cygnes sauvages dans le brouillard matinal... « En automne, les fougères, chênes et trembles flamboient, les bouleaux jaunissent comme des girolles. » À la saint-Hubert, on sonne la trompe : c’est l’époque de la chasse à courre, solidement enracinée sur ces terres. « Dès le Moyen Âge, la chasse au cerf était réservée au seul roi. Tuer un cerf était un crime de lèse-majesté ! Sans doute est-ce pour ça qu’il reste un peu d’appréhension à tirer un cerf, alors qu’un sanglier ou un chevreuil... » Dans les forêts de Sologne, la chasse aux champignons peut aussi être tumultueuse. « On se bagarre à la saison des champignons ! Pour des cèpes et des girolles, on se donne des coups de fourchette à gigot dans le cou ! On ne se doute pas de tout ce qui se passe dans le secret des propriétés privées. C’est un pays caché », rigole Martine Vallon. Par chance, certains trésors sont plus faciles à trouver que d’autres.
Les incontournables étangs de Sologne

À la sortie de Nouan-le-Fuzelier, l’étang des Lévrys accueille aigrettes, hérons et canards dans un décor de landes à bruyères, de chênes et de bouleaux. Entre Marcilly-en-Gault et La Ferté-Beauharnais, une petite route, l’une des plus belles de Sologne, égrène les étangs comme les perles d’un collier : Fontenazin, le Briou, Brière... Certains de ces miroirs d’eau se cachent derrière de hauts buissons de genêts, des rideaux de chênes et de pins noirs. Plus facile d’accès, l’étang de Malzoné est une réserve de chasse et de faune sauvage. En hiver, des centaines de canards d’espèces différentes viennent se poser sur ses eaux. Avec de la chance, on peut observer en Sologne le balbuzard pêcheur, majestueux rapace reconnaissable à son ventre blanc. Classée Natura 2000, la Sologne abrite pas moins de 3 200 étangs sur 5 000 kilomètres carrés. Nous retrouvons Alexandre Roubalay à la tourbière de la Guette, non loin de Neuvy-sur-Barangeon. Une oasis d’humidité au milieu d’une lande sèche peuplée de bruyères cendrées, de genêts à balai, de pins et de bouleaux – cette fameuse lande qui perd du terrain face à la forêt depuis Napoléon III. « J’adore ce paysage de Laponie à côté d’un paysage de landes, s’enthousiasme notre guide. Ici prospèrent la sphaigne, la linaigrette et la drosera, une plante carnivore qui se nourrit d’insectes pour compenser le fait qu’il n’y a rien à absorber dans le sol saturé d’eau. »
Briques et châteaux du XIXe siècle

À musarder entre forêts, étangs et tourbières, on en oublierait presque que la Sologne est habitée. Depuis le XIXe siècle, la brique a remplacé le pan de bois, ainsi qu’on le voit dans les jolis villages de Chaumont-sur-Tharonne ou de Souvigny. On y voit de belles églises à caquetoire (large auvent recouvert de tuiles) sur des places entourées de coquettes maisons basses. La Sologne compte près de 500 châteaux, la plupart construits entre le XIXe siècle et la Première Guerre mondiale dans un style pastichant les manoirs normands et le style Louis XIII. Les plus beaux sont dissimulés loin des regards, au fond de grands domaines forestiers et ont pour propriétaire de grandes fortunes comme Martin Bouygues, Jérôme Seydoux et feu Olivier Dassault. Par chance, le plus vieux château de Sologne, qui est aussi le plus méconnu, se visite.
Visiter le plus vieux château de Sologne

Ses propriétaires, Olivier Ojzerowicz et Geoffroy Medinger, ouvrent chaque été ses portes au public. Situé en plein village, le château de La Ferté-Imbault a conservé son architecture médiévale et XVIIe siècle, ses échauguettes surveillant les douves, son pont à quatre arches, ses tours à clochetons et ses élégants communs de style Louis XIII. À l’intérieur, on découvre un remarquable double escalier en bois, d’élégants plafonds aux poutres peintes et une belle voûte dans la cuisine, qui servit à la garnison du maréchal de France Jacques d’Estampes, proche de Louis XIII. Ce bijou de briques et de pierres de Touraine, dont la construction remonte à l’an 1000, est le plus important château de briques de Sologne.
Le charme Renaissance du château de Villesavin

À l’extrémité occidentale de la forêt solognote, le château de Villesavin nous conte une autre histoire. « Il a été édifié au XVIe siècle par Jean Le Breton, seigneur de Villandry et secrétaire des Finances de François Ier. Les deux hommes ont d’ailleurs partagé la même cellule en Italie ! Jean Le Breton fut chargé de surveiller la construction du château de Chambord, à 9 kilomètres d’ici. Il fit donc construire ce château-ci, qui est présenté comme la cabane de chantier de Chambord ! », s’amuse l’actuelle propriétaire Véronique de Sparre. Comparé à ses voisins de Chambord et de Cheverny (à 6 km de là), Villesavin paraît modeste, mais pas sans charme. Sa longue façade Renaissance en impose avec son beau perron et sa loggia, ses frontons de lucarne, ses meneaux. « C’est bien une architecture du Val de Loire, mais c’est un château qui reste dans son jus », dit simplement la châtelaine. Coup de cœur pour le salon rond, le colombier aux 1 500 boulins et le charmant petit oratoire à fleur de lys édifié pour Marie de Médicis. Le père de celle-ci, François Ier, passa une nuit au château. Sur le buste du XVIe siècle niché dans le mur des Empereurs, le monarque arbore un fin sourire. Sans doute ce grand veneur songeait-il aux parties de chasse qui l’attendaient dans ses chères forêts de Sologne...
Où se trouve la Sologne ?
Voisine de la région historique du Berry, la Sologne est un territoire majoritairement forestier que se partagent les départements du Loiret, du Loir-et-Cher et du Cher, en région Centre-Val de Loire.
Un territoire en transition

Spécialiste du monde rural et auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Le Livre du braconnier (1989, Albin Michel), Pierre Aucante a signé la scénographie de la Maison du Braconnage. Il nous parle de la Sologne qu’il chérit depuis l’enfance. Les lecteurs de Maurice Genevoix connaissent bien la figure du braconnier solognot en la personne de Raboliot, qui a donné son nom au roman de 1925. « Aujourd’hui, le braconnage n’est plus très présent, observe Pierre Aucante. Ce sont les gens du voyage qui font l’ouverture avant l’ouverture. Ce tourisme cynégétique, qui s’opère de nuit le plus souvent, est toléré... en fait, la Sologne de Genevoix n’existe plus, mais celle de mon enfance non plus. J’ai connu une Sologne à dominante résineuse, à présent elle est couverte de feuillus. C’est un territoire qui n’est pas figé, qui change très vite. » Ça ne date pas d’hier ? « C’est une forêt jeune. On a planté 200 000 hectares entre 1860 et 1880 sur les 500 000 que compte de la Sologne ! » Désormais, la pinède est en danger : pins sylvestres et laricios sont menacés. « La sécheresse nous guette avec des pics à 40 °C. Il y aura des incendies et on n’aura plus de production bois... La Sologne était une lande, aujourd’hui c’est une forêt, dans vingt ans ce sera une savane arborée ! », prophétise-t-il. Et la faune? « La population de cervidés et sangliers atteint des pics effrayants. Cela a des répercussions. C’est agréable d’entendre bramer, mais c’est dramatique pour la forêt. »