Les pentes, les places et le plateau

Voilà les deux mamelles de la Croix-Rousse, colline lyonnaise religieuse d’entre Saône et Rhône devenue « ouvrière de la soie » au XIXe siècle. Depuis le temps des canuts, ces ouvriers solidaires contre les exigences des négociants soyeux, elle a conservé une âme populaire. L’esprit y est moins bourgeois que dans la presqu’île, où une partie des élites reste calfeutrée dans ses conventions et l’entre-soi. Visiter la Croix-Rousse exige cependant de bons mollets. Grimper sur le plateau revient souvent à emprunter la montée directe depuis la place des Terreaux. L’alternative est de cheminer depuis les quais de la Saône et la « fresque des Lyonnais », par un itinéraire moins touristique suivi d’une visite du plateau à travers ses peintures murales puis une descente vers la Presqu’île par les traboules, via une balade contée sur l’histoire des canuts.
Le bas de la colline de la Croix-Rousse touche à l’ouest les rives de la Saône. De là, existent plusieurs accès au plateau. C’est le cas de la montée Hoche, quai Joseph-Gillet.
Très peu connue des touristes, elle démarre à hauteur du pont Kœnig, près du Grenier d’Abondance (ancien grenier à grains, abritant la DRAC), sous le fort Saint-Jean (XVIIIe siècle). Cette montée fut empruntée à cheval par Napoléon Ier en avril 1 805 pour visiter la Croix-Rousse, lors d’un arrêt à Lyon à l’occasion d’un voyage vers Milan. Pédestre, notre ascension démarre place Saint-Vincent, en bord de Saône. Là se trouve l’un des murs peints les plus connus de la ville, la Fresque des Lyonnais. Sur 800 mètres carrés en trompe-l’œil, on y reconnaît, étage par étage, des personnages historiques et contemporains de Lyon, Paul Bocuse, l’abbé Pierre, Guignol, les frères Lumière, Ampère…

Un peu plus loin, les Halles de la Martinière affichent leurs étals de produits bios et locaux. À l’arrière, elles donnent accès à la place Sathonay, ombragée et très « vie de quartier », avec ses commerces et ses immeubles résidentiels. Puis, par les escaliers de la montée de l’Amphithéâtre, on rejoint l’amphithéâtre des Trois-Gaules. Peu mis en valeur, ce vestige romain de l’an 10 après J.-C. est marqué du souvenir de Blandine. La première martyre des Chrétiens, refusant de participer au culte impérial, fut livrée aux fauves dans cette arène puis égorgée, en 177. Par la montée des Carmélites, la balade se poursuit vers les escaliers de la rue Masson et la rue du Bon-Pasteur : ambiance typique des pentes de la Croix-Rousse, avec des immeubles étroits à cinq étages ou plus, les façades pastel percées de hautes fenêtres. Reste un dernier effort pour gagner le plateau. Sur les très longs escaliers de la montée Allouche, on croise quelques résidents à la peine. En se retournant, la ville se découvre : la Saône, la Presqu’île, Fourvière… Un dernier coup de reins et, par la rue Saint-François-d’Assise, on rallie enfin le boulevard de la Croix-Rousse. Voilà le plateau.

Marché alimentaire, boulevard de la Croix-Rousse

Si l’on veut humer son air profond, il faut venir les mardis, vendredis, samedis et dimanches. Un grand marché alimentaire se déploie sur le boulevard, avec l’étalage des meilleurs produits lyonnais, fromages, charcuteries, primeurs… On s’attardera aussi place de la Croix-Rousse et alentour (rues de Belfort, d’Austerlitz, place Bertone…), où bat la vie commerçante et sociale du quartier. Arrêt à la Maison Sibilia, chantre depuis 1922 de la charcuterie lyonnaise. Direction, aussi, la célèbre Maison des Canuts, espace incontournable dédié à l’histoire de la soie, rue d’Ivry.
On peut aborder le plateau sous l’angle artistique. C’est l’option choisie avec Charlotte Lejeune, guide spécialisée en street-art. Le Mur des Canuts, inauguré en 1987, a lancé la tendance. Cette fresque de 1 200 mètres carrés, l’une des plus grandes d’Europe, représente l’ambiance et la vie du quartier, ses immeubles, escaliers, habitants… Actualisée en 1997 et 2013, elle a été réalisée par CitéCréation, un collectif d’artistes locaux. Du muralisme classique au street-art, il n’y a qu’un pas.
Certains passent de l’un à l’autre. L’essor du street-art à la Croix-Rousse s’explique par le côté populaire du quartier, avec une forme de libertarisme politique qui permet une liberté créative. Charlotte Lejeune, cogérante de l'agence Cybèle.
On découvre œuvres et talents au fil des rues, en ayant en tête le caractère éphémère des peintures et la réputation du milieu, « assez anonyme, les artistes se reconnaissent surtout à leur blaze » (leur signature, ndlr). Les Pieuvres, de GZUP, Le Bison, de Lasco (boulevard des Canuts), L’Air, de Rémi Cierco (immeuble rue Duviard), la Fresque de la Terre de Jérémy Ispizua (place des Tapis), les vinyles de Késa et le flacking (art de boucher les trous au sol) d’Ememem, boulevard de la Croix-Rousse… Les pentes ne sont pas en reste. Le summum est atteint au 39, rue du Bon-Pasteur : la maison située entre deux impasses a été entièrement « street-arté » par un artiste nommé Sham Sham.
Nous préférons aborder la descente des pentes sous l’angle de leur ancienne vocation soyeuse. Et pour cela, il y a Lucille Payen, alias l’agent L, guide-comédienne. Cogérante de Cybèle, structure de visites théâtralisées de Lyon, on la retrouve sur les escaliers de la rue de Sève, prête à nous raconter l’histoire de Jérôme Roquet, canut croix-roussien en 1 831.

« Jérôme a dû quitter le quartier de Saint-Georges où se trouvaient ses métiers à tisser. L’arrivée du métier Jacquart, exigeant quatre mètres de hauteur sous plafond, l’a contraint à déménager sur la colline, joue Lucille. Avec son apprenti Tony et sa fille de 12 ans, il trime pour gagner sa vie. Mais ce 21 novembre 1831, la révolte des canuts gronde, les barricades se dressent sur le plateau pour protester contre les tarifs trop bas. Pour Jérôme, c’est le dilemme. Doit-il livrer son ouvrage pour toucher sa paie, dont il a tant besoin, ou rejoindre ses camarades ? Il décide d’abord de se faire payer et, pour ne pas être vu, s’engouffre dans la cour des Voraces », la célèbre traboule en escaliers qui rejoint la rue Imbert-Colomès depuis la place Colbert. Il y croise son apprenti, qui monte aux barricades. Voyant son patron, Tony décide de l’aider à transporter la soie jusque chez le marchand, au bas des pentes.
L’escalier des Feuillants

Les deux traboulent à nouveau face au 11, rue Imbert-Colomès, « évitent Joseph, le meneur des canuts qui rejoint ses camarades », prennent les escaliers de la rue Pouteau, bifurquent rue Burdeau mais sont coincés devant la montée de la Grande Côte. « C’est la frontière : au-dessus, la Croix-Rousse populaire ; au-dessous, les immeubles des marchands de soie. Les soldats de la Garde nationale veillent », poursuit Lucille. Ils obligent les deux à rebrousser chemin et à dévaler le passage Thiaffait. Arrivé devant l’église Saint-Polycarpe, « Tony y rentre, tire la corde pour sonner les cloches et annoncer la révolte générale, les canuts en haut ! ». En sortant par le passage Mermet, il est tué par la Garde nationale. Par les rues de Lorette, du Griffon et l’escalier des Feuillants (l’un des plus beaux de Lyon), Jérôme a le temps de rejoindre la cour des Moirages et le bateau du soyeux, amarré sur le Rhône. « Il reçoit sa bourse et, plein de colère, remonte sur le plateau pour lutter avec les canuts », conclut Lucille. Ainsi, en moins de deux heures, l’épopée du quartier est contée. Elle aura permis aux clients de cette visite de faire d’une pierre deux coups : se faufiler dans les secrets des rues et des traboules de la Croix-Rousse et révéler leur formidable histoire ouvrière.

Pour des visites coup de coeur
L'agence Cybèle pour de passionnantes découvertes insolites et contées des quartiers de Lyon, animées par des guides-comédiens : 04 20 88 00 34.