Ouverture du jour sur le Mont
Six heures quarante-cinq sur le Mont. La nuit enveloppe encore le Rocher et sa couronne de maisons médiévales. Un groupe d’hommes transis grimpe la rue pavée menant aux portes de l’abbaye. Ils se rendent, comme nous, à l’office des laudes. La porte s’entrouvre, dépêchons, l’office va commencer. Dans le transept de l’abbatiale, un moine en robe finit de sonner la cloche. La corde qu’il tire se perd dans les ténèbres du plafond. Atmosphère irréelle, sacrée... Une volée de marches nous conduit à Notre-Dame-des-Trente-Cierges, une petite chapelle en sous-sol.

Les sept sœurs et les quatre frères des Fraternités monastiques de Jérusalem, tout de blanc vêtus, sandales aux pieds, sont déjà en prière. Cette communauté s’est installée en 2001, remplaçant les bénédictins présents sur le Mont depuis 966 (avec une interruption
de 1791 à 1969). Entre deux psaumes, les chants polyphoniques s’élèvent jusqu’aux voûtes romanes. Ce matin, pas de flashs d’appareils photo pour perturber le recueillement. Il n’en va pas toujours ainsi. Avec près de 3 millions de visiteurs en 2022, dont 1,3 million pour l’abbaye, la communauté voit son vœu de vivre au cœur de Dieu, au cœur du monde, plus que comblé... « Voulez-vous rester prendre le petit déjeuner avec nous ? », propose l’un des moines. Une minute plus tard, nous avons rejoint les logis abbatiaux qu’occupent séparément les frères et les sœurs. Les moines mangent leurs tartines en silence dans l’austère salle voûtée, blanchie à la chaux. L’heure est encore au recueillement. À midi, le repas sera accompagné de lectures saintes, faites à tour de rôle par chaque frère.
L'abbaye et l’archange vêtu d’or
Huit heures. Nous avons rendez-vous avec saint Michel. L’archange cuirassé d’or, qui protège le Mont, coiffe la flèche du clocher de l’abbaye. Grimpons-y en empruntant les escaliers à vis. Pause à mi-parcours, au-dessus du chœur, pour admirer la forêt de pinacles et d’arcatures gothiques, qui dardent leurs flèches vers le ciel. La pluie, la grêle, le vent et la foudre soumettent l’édifice à de rudes épreuves. Nous reprenons l’ascension par l’escalier de dentelle, une rampe en granit ouvragé que l’on a aménagée sur un arc-boutant.

Il faut encore traverser l’inextricable charpente de la flèche (1897) par un escalier vertical. Enfin, c’est le sommet. La statue, en haut du clocheton, domine la qui se déploie tout autour. Le soleil se lève sur une vaste étendue qui, à cette heure, n’a pas encore décidé quel habit revêtir : celui, gris et beige, de la marée basse, avec ses lacis de rus argentés ? Ou celui des beaux jours, gris perle avec des reflets de bleu et de vert ? À présent, plongeons dans les profondeurs de l’abbaye. De la nef de l’église abbatiale, nous descendons un escalier, puis un autre. Derrière une lourde porte cloutée, Notre-Dame-sous-Terre. Cette église préromane, la plus ancienne du Rocher, fut probablement construite vers 970, après l’arrivée des moines bénédictins. Le mur du fond serait encore plus ancien : certains pensent qu’il indique l’emplacement de l’église primitive. L’ombre d’Aubert, l’évêque d’Avranches qui décida d’ériger en 708 un sanctuaire en l’honneur de saint Michel, plane sur les voûtes en brique des deux petites nefs. L’église, qui n’est plus utilisée depuis le XVIIIe siècle, figure parmi les sept lieux de culte de l’abbaye. De l’autre côté du couloir nord-sud se succèdent les cachots. Durant la guerre de Cent Ans, Louis XI y enferma certains de ses ennemis. Sous la Révolution, on y jeta prêtres réfractaires, chouans et prisonniers de droit commun. Qui se souvient que l’abbaye tout entière servit de prison jusqu’en 1863 ?

Une beauté à partager
Nous passons devant la petite maison en granit aux volets verts où Annick Hamon nous a reçus il y a quelques années : « On m’a dit que l’un de mes ancêtres était gardien de prison, mais je n’en suis pas sûre, nous avait confié cette membre du club très fermé des Montois. Je suis née ici, dans une maison du XIVe siècle, classée monument historique, et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 11 ans. Mes parents tenaient l’auberge de la Sirène, qu’ils ont héritée de mes grands-parents. J’ai vécu une enfance heureuse ici. Dans les années 1950, le Mont était un terrain de jeu fabuleux ! J’adorais me promener au“bois des pervenches”, un petit bosquet d’arbres au-dessous de la Merveille. Avec mes copines, on nous laissait entrer librement dans l’abbaye et son musée. Et tous les ans, aux beaux jours, nous allions pique-niquer à Tombelaine. Le Mont était alors un vrai village, tous ceux qui y travaillaient y habitaient. » Éclats de rire en repensant aux marées d’équinoxe qui bloquaient l’accès au village, obligeant les pêcheurs à porter les touristes sur leurs dos pour les débarquer. Partie faire sa vie sur la terre ferme, Annick avait oublié le Mont... jusqu’en 2008. « J’ai repris la maison de mes grands-parents. J’ai enfin compris que c’est un privilège d’être née ici, de m’y être mariée. Je redécouvre la beauté du coucher de soleil à la tour du Nord. J’ai même trouvé un coin dans les rochers où pousse du persil sauvage ! » Et les touristes ? Annick Hamon s’en accommodait bien. « La beauté, ça se partage. » Ça se vend aussi. Il est midi passé et même en basse saison, les boutiques fonctionnent bien. La totalité des commerces, hôtels, restaurants, pseudo-musées et cafés s’alignent le long de la Grande-Rue. Envie d’une omelette façon mère Poulard ? D’une boule à neige ? D’un poster de Betty Boop ? D’un sabre japonais ? On trouve de tout ici, et même n’importe quoi. La boutique de Paul-Noël Auvray, la dernière de la rue, ne dépare pas des autres, mais son propriétaire échappe au cliché du vendeur sans états d’âme. Ancien guitariste de hard-rock, ce Montois pur souche (la présence de la famille Auvray est attestée depuis 1870) n’hésite pas, quand ça le démange, à gratter sa guitare au milieu des assiettes souvenirs et des fausses bagues celtiques. Bras tatoué, poignets noirs... Dans sa jeunesse, l’homme a fait les quatre cents coups sur le Mont. «Gamin, je montais parfois jusqu’à la flèche en escaladant les murs et les échafaudages. Je galopais sur le toit du cloître et de l’église, j’accédais à la grande roue par l’extérieur ! » L’école ? Il y a usé ses fonds de culotte quelques années avant qu’elle ne ferme, en 1972. « Allez-y, il y a encore le préau et la cloche qui sonnait la récré ! » Un peu plus haut, en effet, on trouve la cour. Sa terrasse et ses deux tilleuls contemplent les prés-salés, Avranches au loin et les fleuves de la baie : la Sélune, le Couesnon, mais aussi la Sée qui passe derrière le noyer du presbytère. Une leçon
de géographie grandeur nature.
Harmonie médiévale

Le jour baisse et les rues se vident. Un couple de Japonais s’attarde sur l’escalier des Monteux, qui longe la pittoresque Maison verte, couverte de vigne vierge.

Une famille déchiffre l’épitaphe gravée sur la tombe de la mère Poulard et de son époux : « Daigne le Seigneur les recevoir, comme ils reçurent leurs hôtes. » La célèbre restauratrice coula ses derniers jours juste à côté, dans une imposante demeure au style quasi balnéaire qu’elle fit bâtir à la fin de sa vie. Sur le Mont, l’architecture médiévale est de règle, même si le vrai côtoie souvent le faux. Dans les boutiques de souvenirs, une authentique cheminée du XVe siècle apparaît parfois au milieu des baromètres et des boules à neige ! Dehors, le spectacle est plus séduisant. Pas une maison qui ne se ressemble, pas un toit qui ne soit aligné, et pourtant quelle harmonie ! Escaliers anguleux, ruelles à recoins, maisons à tourelles, jardins secrets, cours sombres cloisonnées entre de hauts murs... Tout semble savamment imbriqué, enchevêtré pour l’agrément du passant. Le bois des colombages et des bardeaux épouse le granit des murs et des pavés ; les chiens-assis et les cheminées répondent aux pinacles du chœur gothique de l’abbaye.
Balade nocturne sur le Rocher
Partons faire une promenade sur les remparts jusqu’à la tour Gabriel. Un bras de mer reflète les nuages qui s’effilochent en écharpes roses. Du côté de la chapelle Saint-Aubert, perchée sur son petit rocher à l’ombre du Mont, des oiseaux migrateurs se sont rassemblés sur une lagune. Au loin, Tombelaine évoque quelque forteresse ensablée. Marée basse, retour au village. Les cars sont partis, les lanternes s’allument, la clientèle des hôtels a enfin le Mont pour elle toute seule. Ce soir, on ira goûter la fameuse omelette de la mère Poulard ou l’agneau de pré-salé.

Le ciel se fonce, bleu nuit, puis noir total. Minuit. Le vent fait grincer une enseigne. Du chemin des remparts, les éclairages illuminent les toits en bardeaux et les façades à pans de bois. Dans la Grande-Rue, une ombre, puis deux, puis trois... les chats. Les arrière-cours des restaurants n’ont pas de secret pour eux.