Arriver dans les hautes vallées du Jura suisse, c’est assister au mariage de la carpe et du lapin. La carpe, ce sont ces paysages immuables de prairies et de forêts d’altitude, et la tranquillité villageoise intemporelle et rassurante des montagnes helvètes. Le lapin, ce sont ces étonnantes villes industrieuses de La Chaux-de-Fonds, de Brassus, du Sentier et du Locle, ainsi que la myriade de villages où de petites usines horlogères high-tech aux bâtiments design se tiennent à côté de solides fermes paysannes.


Les mains d’or des émigrés

La Chaux-de-Fonds, 37 000 habitants, symbolise l’identité d’une région « de PME du luxe à la montagne ». L’histoire remonte au XVIIe siècle. En 1669, Louis XIV interdit l’émigration des réformés, rapidement toutes les voies de sortie se retrouvent sous haute surveillance. Persécutés, les huguenots, protestants français, du Dauphiné, du Vivarais, des Cévennes et du Languedoc franchissent par dizaines de milliers, et par des voies de terre parsemées d’obstacles naturels, les frontières des cantons suisses francophones, de la République de Genève, de la principauté de Neuchâtel. Cette vague massive de fugitifs, appelée le Grand Refuge, impulse sur l’économie du pays d’accueil un réel boom grâce à l’afflux d’artisans qualifiés. Ces derniers amènent dans leurs bagages un savoir-faire horloger enrichi des dernières innovations technologiques des inventeurs anglais et hollandais.
Au fil du temps, l’horlogerie s’immisce partout dans le quotidien des habitants des vallées et des montagnes. Chaque paysan, sollicité par des horlogers pionniers, occupe ses longues journées d’hiver à fabriquer des composants de pièces horlogères, à destination de montres de poche, montres decarrosse,pendules,cartels... La prolifération de ces petits ateliers individuels est due à un horloger jurassien, Daniel Jeanrichard dit « Bressel ». Il crée « l’établissage », soit un processus de production basé sur la sous-traitance. Bourg voisin de La Chaux- de-Fonds, Le Locle prend vite le mouvement en marche : explosion des ateliers horlogers, attirant des habitants des cantons suisses voisins et des Français. Chaque ville se spécialise. La Chaux-de-Fonds fabrique les composants, tandis que Le Locle façonne les mouvements. L’expertise se renforce avec l’ouverture d’écoles de formation et l’organisation d’une filière.
La Watch Valley, une filière qualité

Le cœur battant des manufactures horlogères est l’Arc jurassien, soit une vingtaine de petites cités installées entre les vallées de Joux, d’Yverdon, de Neuchâtel et du Jura bernois. Au début des années 2000, soucieux d’utiliser le rayonnement de la montre de luxe « Swiss made » pour vendre la région qui la fabrique, une stratégie de développement touristique se met en place sur le concept de « Watch Valley ». Cette industrie, qui emploie plus de 30 000 personnes (maîtres horlogers, designers, techniciens en micromécanique, polisseurs, graveurs...), a concentré sur ce petit territoire jurassien les plus prestigieuses marques horlogères. Derrière son plan en damier et ses immeubles à grandes fenêtres pour que la lumière entre dans les ateliers – l’urbanisme horloger de La Chaux-de-Fonds et du Locle est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2009 –, La Chaux-de-Fonds, à 1 000 mètres d’altitude, abrite des noms qui font rêver tous les amateurs de belle horlogerie : Breitling, TAG Heuer (appartenant à LVMH), Cartier et d’autres marques expertes comme Jaquet-Droz, Girard- Perregaux, Horotec... Après un tour de ville pour voir les beaux immeubles bourgeois du XIXe siècle, on prendra tout son temps pour visiter le Musée international d’horlogerie.
L’écrin montagnard du luxe horloger
Vers le sud et le canton de Vaud, les villages confirment la vocation horlogère. Par la haute vallée de la Brévine, à la réputation de « Sibérie » helvète, on gagne le Val de Travers. Connu pour être le berceau de l’absinthe, c’est aussi un cluster horloger. À Couvet est installé un « manufacturing lab » de Cartier. Môtiers, beau village ayant accueilli Jean-Jacques Rousseau de 1762 à 1765 (maison-musée à visiter), est le siège de Bovet, société horlogère de 200 ans d’âge. Fleurier abrite Waeber (fabricant d’aiguilles de montres), Berthoud, le joaillier et horloger Chopard ainsi que des fabricants d’outils d’horlogerie. Buttes est le siège de ValFleurier (mouvements et composants), un bâtiment design noir et vitré du groupe Richemont International.

Sainte-Croix, le fief vaudois des automates

Notre dernière étape, Sainte-Croix, cultive une autre spécialité dont elle est la capitale mondiale : la mécanique d’art et horlogère, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 2020. Par une jolie route forestière au pied du massif du Chasseron, on grimpe depuis le Val-de-Travers dans cette commune où la vue plonge sur le lac de Neuchâtel. Direction le Centre international de la mécanique d’art, un lieu d’innovation en bois et verre. Trois entreprises l’animent : Van Cleef & Arpels et son nouvel atelier de décoration pour les automates joailliers ; le groupe de Béthune et l’atelier d’horlogerie et de pendulerie à complications (350 pièces par an, valant chacune au minimum 140 000 €) ; Reuge et ses boîtes à musique. Un fantastique univers de maîtrise technique, illustré par les boîtes à musique mécaniques vintage et contemporaine. « C’est un marché qui intéresse beaucoup l’Asie et le Moyen- Orient », explique Pierre Fallay, coordinateur de Mec- Art, association créée pour former la relève dans cette discipline. Quand la nature se double d’une plongée dans un savoir-faire aussi exigeant, le temps s’écoule forcément plus lentement...