Histoire de flux en Finistère

Difficile de ne pas voir l’empreinte d’une longue histoire dans le commerce maritime. Les ferries d’aujourd’hui ne sont-ils pas les héritiers des navires qui assuraient le trafic avec l’outre- Manche et d’autres destinations lointaines ? À la pointe de la presqu’île qui ferme la baie de Morlaix à l’ouest, un clocher ajouré, rare en Bretagne, signale Roscoff. La tour de style Renaissance de l’église Notre-Dame-de-Croaz-Batz, truffée de tourelles et de clochetons, évoque une riche communauté. « Vers 1520, ce sont les armateurs de la cité qui font bâtir l’église sur le front de mer alors que l’évêque de Saint-Pol-de-Léon rechigne à leur céder un terrain. Roscoff est alors le port d’échouage de la ville épiscopale située six kilomètres au sud. D’ailleurs, Roscoff ne gagnera son indépendance qu’en 1790 ! », souligne Maryse Ollivier, guide bénévole du réseau les Breiz’ters (« greeters » bretons). Sculptées au-dessus du tympan ou sur des pignons de l’église, des caravelles rappellent les donateurs et appellent la protection divine sur leurs épopées maritimes.
Une mine d'or pour la recherche
La diversité de la flore et de la faune des eaux roscovites favorise la création, en 1872, d’une station marine à Roscoff. Aujourd’hui, ses grands bâtiments en bord de mer (avec un aquarium à l’architecture remarquable) abritent un centre de recherche et d’enseignement en biologie et écologie marine qui dépend du CNRS et de Sorbonne Université. Les projets phares ? L’étude de l’impact des changements environnementaux sur les écosystèmes et le développement d’une filière algue écologiquement et économiquement plus responsable.
Un chenal stratégique
Au XVIe et au XVIIe siècle, durant l’âge d’or du port, les armateurs roscovites exportent du sel provenant du sud de la Bretagne, des vins achetés à Bordeaux et en Espagne, du bois des pays nordiques et les fameuses toiles de lin fabriquées dans la campagne du Léon. Les graines de lin arrivent depuis les pays Baltes, convoyées par des navires-marchands d’Europe du Nord. Port de transit et de relâche, Roscoff voit aussi passer sur ses quais des thés de la Compagnie des Indes, du rhum et du tafia des colonies outre-mer... La richesse des armateurs et négociants roscovites se lit dans la préciosité de l’architecture du clocher et dans l’intérieur de Croaz-Batz. La profusion des décors sculptés et peints sur les sablières ou les poutres en bois qui scandent la nef flattent le regard. Aujourd’hui, l’église ne regarde plus la mer, séparée d’elle par une rangée de belles demeures en pierre. Mais le parfum des embruns s’immisce par les étroites allées qui viennent du littoral pour flotter sur l’enclos paroissial et ses deux chapelles ossuaires.
Sur la grève près de l’église, plein nord, une longue estacade avance dans le chenal de l’île de Batz, distante de trois kilomètres. « En temps de guerre, au XVIIIe siècle en particulier, quand la pratique du commerce maritime était empêchée, les armateurs devenaient des corsaires. Ils mettaient leurs navires au service du roi pour la course, avec un contrat établissant clairement la répartition du produit de la vente des prises entre le royaume, le capitaine et les marins. Le chenal et des batteries de côte offraient alors une double protection aux corsaires qui venaient relâcher ici », explique Maryse.

Les ruines du fort de la Croix se dressent sur les rochers à quelques centaines de mètres, un peu plus à l’ouest, tout près de la station biologique. Le fort croisait ses feux avec une batterie de côte située sur l’île de Batz. La partie est du chenal était défendue par le fort Bloscon, sur la pointe éponyme, près de la petite chapelle blanche de Sainte-Barbe, devenue depuis un joli lieu de promenade.

Inspiration flamande au centre ville

Dans les rues pavées autour de Notre-Dame-de-Croaz-Batz, les maisons des armateurs expriment aussi un désir d’ostentation. En pierre de taille de granit, on les reconnaît à leurs monumentales lucarnes ouvragées, à double fronton. Avec des motifs de volutes et de pilastres, couronnées de pot à feu, elles allient le style gothique à des éléments de la Renaissance.

« Il faut voir dans ce goût pour les lucarnes une inspiration venue de Flandre où faisaient souvent escale les marins roscovites », souffle Maryse dans la rue Armand-Rousseau où s’alignent les belles demeures. À l’angle avec la rue des Moguérou, Christian Kulig, délégué de pays à la Fondation du patrimoine, nous accueille dans sa maison. « Elle appartenait aux James de la Porte-Noire, une famille originaire de Saint-Malo. Un fils cadet vint s’installer à Roscoff comme armateur et fit élever ce logis à partir de 1570 », souligne l’heureux propriétaire. Le nom « de la Porte-Noire » ferait référence à l’entrée de la ville, autrefois située rue des Moguérou. « On distingue encore la marque des deux octrois où l’on devait présenter sa patente pour pénétrer dans la cité fortifiée et s’acquitter des taxes pour en sortir », souligne Christian, en effleurant l’appareillage du mur en face de chez lui. Dans sa maison, il a découvert un trésor à la faveur de sa restauration : des peintures sur lambris de sapin remontant au milieu du XVIIIe siècle. On les admire à l’étage. À la manière de vieilles cartes, l’une d’elles figure Roscoff aux environs de 1740 avec une vue cavalière. « Le rivage est fortifié et, dans le Vieux Port, la jetée en reconstruction n’est pas achevée, détaille le féru d’histoire. C’est comme cela qu’on a pu la dater. » De retour au rez-de-chaussée, il n’est pas difficile d’imaginer le négoce qui s’y déroulait. « Des commerçants irlandais, écossais, flamands ou portugais se croisaient ici. Il fallait montrer son statut », explique- t-il devant la grande cheminée d’apparat.
Les marchandises étaient entreposées dans les caves dont on voit encore affleurer les ouvertures rue Rousseau, rue Amiral-Réveillère ou rue Gambetta. Au numéro 11 de cette dernière, on distingue une tourelle, fréquente dans les demeures d’armateur pour abriter un escalier et servir de vigie. La façade côté mer a aussi conservé des embrasures au ras de l’eau qui devaient servir à pointer des pièces d’artillerie vers l’ennemi. Ville d’armateurs, de corsaires, Roscoff vit aussi de trafics interlopes au XVIIIe, quand l’Angleterre et l’Écosse surtaxent les alcools. La contrebande de vins, de spiritueux et de tabac s’organise au départ de la cité portuaire. Des chapelets de petits barils emplis d’alcool sont mouillés près des côtes anglaises pour être récupérés de nuit par les marchands. Au XIXe siècle, un commerce plus licite s’établit avec le Royaume-Uni, avec la vente en porte-à-porte d’oignons rosés cultivés à Roscoff. Aujourd’hui, à travers la pêche, le tourisme, la thalassothérapie et la recherche en biologie marine, c’est encore la mer qui contribue à la vitalité de Roscoff.
