Un artiste dans le tuffeau
La première halte de notre périple dans l’univers des carrières de tuffeau se nomme Vernou-sur- Brenne, en Indre-et-Loire, non loin de Tours. Le cours de la Loire d’un côté et la discrète Cisse qui coule au milieu du village, voilà pour le décor. Notre hôte nous attend devant le porche d’une belle demeure, Les Madères, construite à mi-pente d’un coteau, en surplomb de la Loire. Nous sommes dans la maison familiale des Debré, acquise en 1933 par le renommé pédiatre Robert Debré. Patrice, le petit-fils, nous invite à entrer : « Bienvenue ! Voyez, derrière cette façade maçonnée se cache un rocher calcaire. C’est un lieu d’habitation. Au-dessus, sur les toits, poussent nos vignobles de Chenin, nous produisons du vouvray. En contrebas, en bordure de la rivière Cisse, nous avons les “varennes”, des champs pour la culture. C’est une organisation à trois étages, typique de la région. » Éminent immunologiste, Patrice, fils du peintre Olivier Debré (1920-1999), nous entraîne dans ce qui fut l’atelier du représentant de l’abstraction gestuelle. Cet atelier troglodytique, « il y habitait quasiment, parfois il dormait sur place, malgré le confort sommaire et l’humidité ». Passé une petite porte en bois, on entre dans des cavités calcaires où un dédale de tunnels mène à une grande pièce aux allures de chapelle aux voûtes naturelles, soutenues par de larges colonnes.

Grandes toiles abstraites empilées contre un mur, palette multicolore du peintre, carnets de croquis ouverts, pots de peinture à peine fermés, brosses... tout est posé pêle-mêle, comme si l’artiste venait tout juste de quitter la pièce. « C’est un sanctuaire resté intact, tel que mon père l’avait laissé le dernier jour de sa vie. Je n’ai touché à rien depuis, commente Patrice. Tous les rochers de cette région étaient truffés d’habitations mais peu de propriétés troglodytes ont conservé leur organisation traditionnelle à trois niveaux, c’est pourquoi j’ai voulu que la nôtre soit classée pour sa composition architecturale et paysagère si particulière. Elle est propre à la vallée de la Loire. Et cette organisation atypique fut un lieu d’inspiration et de création rare. » Une demande doublement réalisée, puisque le lieu fait partie des 20 sites emblématiques du Val de Loire préservés par l’Unesco (au même titre que la Rabelaisie), et, depuis 2017, il est classé parmi les sites d’Indre-et-Loire par le ministère de la Transition écologique et solidaire.
Diableries de pierre

De Touraine, descendons le cours du fleuve vers l’Anjou. Quelque 500 ans avant Olivier Debré, d’autres artistes avaient investi des caves troglodytes à Dénezé-sous-Doué (Maine-et- Loire) à quelques kilomètres à l’ouest de Saumur ; les parois de ces cavités creusées (dite « caves des Mousseaux ») dans la tendre pierre calcaire sont couvertes de 300 sculptures aux origines et à la fonction encore inconnues de nos jours. En descendant les marches d’un escalier improbable, creusé au milieu du parking du village, le visiteur tombe nez à nez sur des personnages stylisés taillés en ronde-bosse, aux traits grimaçants ou angéliques, se livrant à des scènes étranges. Ici, un amoncellement de têtes et de corps désarticulés, plus loin des scènes qui s’animent et se lisent comme une bande dessinée. L’une des plus étranges montre un homme arrachant un bébé des bras d’une femme hurlante. L’émotion est d’autant plus grande qu’on ne sait toujours pas quand et par qui ont été ciselées ces sculptures énigmatiques, leur origine reste enveloppée de mystère. Révélées en 1930 par deux ethnologues locaux, les caves des Mousseaux auraient été découvertes par un ecclésiastique au XVIIIe siècle. Choqué par la nudité des corps et les scènes satiriques, il fit occulter le site impie. « On pense qu’une grande partie daterait d’entre le XVe et le XVIIe siècle. Regardez, ici quelques dates sont encore déchiffrables », nous montre Éliane Lefort, la présidente de l’association Sauvegarde du patrimoine denezéen. Dans le faisceau lumineux de sa torche, on devine l’inscription «1636 ». Éliane mène une enquête quasi policière afin de reconstituer le puzzle historique qui permettrait de dater et de comprendre la signification de ces œuvres. C’est ainsi qu’elle est arrivée à une hypothèse : « L’amour entre un protestant et une catholique était devenu impossible après la révocation de l’édit de Nantes. Leur enfant a été sacrifié, et le père, blessé dans la lutte, s’était caché dans cette cave. En sculptant ces figures humaines, il a voulu raconter son histoire », avance-t-elle, en pointant la scène de l’enfant arraché à sa mère. Ainsi, on pourrait reconnaître dans certains personnages les traits d’Henri II entouré de Catherine de Médicis et de sa favorite Diane de Poitiers, poitrine découverte.
La même cave a probablement dû servir de cachette à d’autres, bien avant l’auteur supposé de ces sculptures, entre autres au IXe siècle à l’arrivée des Vikings. Éliane en est certaine : « Pendant près d’un siècle, en Pays Saumurois, des populations entières ont vécu sous terre, cachées, y compris les seigneurs, avant d’émerger de leur trou et de commencer à bâtir manoirs et châteaux en pierre. Ne l’oublions pas. »
Le tuffeau aime le sang de la vigne
Pilier économique de la région, la viticulture a aussi trouvé sa place dans les profondeurs troglodytiques. Les vignerons ont su exploiter cette particularité géologique pour créer des conditions idéales de conservation. Les caves de tuffeau, d’une température constante de 10 °C à 12 °C, servent de lieu de maturation pour les vins les plus raffinés. À Rochecorbon, les caves Saint-Roch ouvrent les portes de leur galerie souterraine, longue de 3 kilomètres. L’histoire des caves troglodytes est racontée dans un parcours muséographique où l’on apprend qu’elles furent des carrières de pierre. Entre le XIIe et le XVe siècle, des dalles de tuffeau partaient d’ici sur des gabares pour la construction des châteaux de la Loire. Plus tard, la magnanerie – culture des vers à soie – se développe, remplacée au XIXe siècle par celle des champignons, qui perdure aujourd’hui aux côtés des crémants de tradition ligérienne.
Dans les entrailles du site des Perrières

Tout près de la caverne sculptée nous attend une autre découverte insolite dont le patrimoine troglodyte a le secret. À Doué-la-Fontaine, pénétrer dans les cathédrales troglodytes des Perrières, c’est s’immerger dans les entrailles de la terre, sous de hautes voûtes d’une vingtaine de mètres de hauteur. Celles-ci résultent des techniques d’exploitation aux XVIIIe et XIXe siècles (la pierre coquillière de falun était utilisée pour la construction), les strates obliques de la pierre proviennent du travail des marées de la mer des Faluns, présente sur le plateau continental européen il y a quelque 11millions d’années... Les anciennes carrières des Perrières se sont muées en un espace muséographique, où nouvelles technologies et effets fantasmagoriques se mêlent pour reconstituer la vie terrestre et sous-marine qui régnait dans l’actuel Anjou au miocène et au pliocène. Bal de méduses, grand requin blanc, rhinocéros, éléphants et autres girafes forment le féerique bestiaire de la scénographie du Mystère des faluns.
Bioparc : visite d'un zoo souterrain

Des animaux, en chair et en os, vous pourrez en approcher au Bioparc, zoo troglodyte unique au monde également situé à Doué-la-Fontaine. Ici, les anciennes carrières de falun accueillent plus de 1 900 animaux appartenant à 130 espèces vivant en semi-liberté dans un labyrinthe minéral. Dès l’entrée, le camp des girafes, immense cirque à ciel ouvert entouré de caves couleur ocre, plante le décor de la savane africaine. Plus loin, dans le cratère des carnivores, un chaos rocheux troglodyte accueille une grande famille de lions. Les fauves parcourent les falaises raides des « canyons » plus vraies que nature. Le parc s’enorgueillit d’héberger une grande variété d’oiseaux qui volent « presque » librement grâce à des volières aux dimensions impressionnantes. Mention spéciale pour la grande volière sud-américaine où règne une cacophonie d’oiseaux exotiques, tels le condor des Andes, l’ibis rouge ou l’amazone à front bleu. L’histoire de ce parc a commencé en 1961 quand Louis Gay, aubergiste à Doué-la-Fontaine, acquiert l’ancienne carrière des Minières afin d’offrir un peu d’espace à une lionne abandonnée par un cirque. Depuis, toute la famille l’a rejoint et le lieu est devenu un zoo éthique, engagé dans la protection des espèces menacées.
Un château sous le château


À quelques kilomètres de là, à Brézé, le plus grand château souterrain de France confirme les dires d’Éliane Lefort. Le seigneur de Brézé avait creusé un immense abri troglodyte afin de se prémunir des invasions vikings. Lorsqu’on se retrouve devant l’élégant château Renaissance à trois ailes, difficile d’imaginer qu’il cache sous ses fondations un autre château tout aussi immense, 4 hectares enfouis à plus de 9 mètres de profondeur ! C’est une sorte d’iceberg tout de tuffeau, dont la partie immergée, vieille de mille ans, fascine par son vaste réseau souterrain. Au fil d’un parcours labyrinthique s’y succèdent pièces à vivre, silos à grain, pressoir et mangeoire pour les animaux. Rudimentaire comparé au château Renaissance situé juste au-dessus, mais certainement plus efficace en cas d’attaque, l’habitation souterraine étant truffée d’ingénieux systèmes de défense. Plus tardivement, de nouvelles pièces troglodytes ont été creusées dans les parois des douves sèches du château, profondes de 18 mètres, à l’image de la boulangerie encore en activité ou de la grande salle du pressoir datant du XVe siècle.