Alors que nous sommes de passage à Saint-Pée- sur-Nivelle, un étrange monument attire notre attention. Sur fond de stèle noire, d’un côté ce qui ressemble à la ramure d’un arbre, de l’autre à un bûcher. Appelée à la rescousse, Argitxu Fadon, guide à l’office de tourisme, explique : « Il s’agit d’un mémorial, une œuvre créée par le sculpteur basque Nestor Basterretxea, pour commémorer les procès en sorcellerie qui ont marqué le Pays basque il y a quatre siècles. En 1609, 80 femmes ont été brûlées ici même. »

Un souvenir de série sortie sur France 2 l’été dernier me revient, Filles du feu. « Oui, c’était très romancé, s’amuse Argitxu. Mais les faits sont bien réels. Le procès et le martyre des accusées se sont déroulés ici, au château. » L’édifice en question est en ruines et propriété privée. Les ronces ne laissent rien voir, sinon quelques sinistres pans de mur. Devant notre déconvenue, Argitxu nous conseille de contacter Julien Gaüzère, organisateur de la « Marche des Sorcières », une balade entre Sare et Zugarramurdi, au Pays basque sud.

Lutte d’influence

Aussitôt dit, aussitôt inscrit à la prochaine sortie. Rendez-vous est pris devant les grottes de Sare, au-dessus du village : on est à un vol de vautour de l’Espagne et de Zugarramurdi. Un sentier y conduit, que Julien empruntait avec son amatxi, sa grand-mère. « J’ai grandi avec cette peur délicieuse des sorcières. Ici, un dicton dit qu’il ne faut pas croire qu’elles existent... et ne pas croire qu’elles n’existent pas ! » Passionné par l’histoire locale, l’ancien guide touristique au Québec lance des circuits sur le thème des sorginak basques.
Entre 1607 et 1610, le Pays basque a connu deux chasses aux sorcières, l’une à Zugarramurdi, l’autre du côté de Sare. En France, l’affaire est lancée par le seigneur Tristan d’Urtubie, en Espagne par l’abbé d’Urdax, qui accusèrent de sorcellerie des femmes des deux villages. Pour les deux hommes, la même raison : des histoires d’argent et de lutte d’influence face à des populations pas assez soumises à leur autorité. En France, Jean d’Espagnet et Pierre de Lancre menèrent la chasse, en Espagne, le tribunal de l’Inquisition. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y eut plus de victimes du côté français que du côté espagnol !
Le sentier flirte avec la forêt et longe des prairies grasses. C’est un paysage paradisiaque, bercé par le murmure d’un ruisseau et le chant d’oiseaux bavards, à mille lieues de l’idée de sabbats et autres pratiques démoniaques. Julien s’arrête fréquemment et, à chaque fois, nous en dit un peu plus. Il pointe l’absence des hommes, partis pêcher la morue à Terre-Neuve ou acheter des fourrures au Canada ; ou l’intransigeance de Pierre de Lancre, convaincu que des femmes capables de diriger des maisons à la place des hommes sont des suppôts de Satan, surtout dans un pays plein de pommiers, où on parle une langue incompréhensible ! Julien brosse le contexte politique de l’époque, nous fait participer à des jeux de rôle, évoque les légendes du Basajaun, le seigneur des forêts, et des laminaks, ces petits lutins farceurs dotés de pieds palmés.

Grotte de l’enfer
Dans le fossé, des fougères aigles sont le prétexte à une digression sur le pouvoir médicinal des plantes que maîtrisait la guérisseuse, la « sorgin » : « Sortxen veut dire “faire pousser”, sortxe egin, “provoquer la naissance” : la guérisseuse et la sage-femme, deux personnages mal vus des hommes, réunies dans la figure de la sorgin, la sorcière, coupable de posséder des connaissances qu’ils n’avaient pas. Elle l’a souvent payé sur le bûcher. » Au fond d’un joli vallon, voilà un pré bucolique, qui incite à des fêtes estivales : « C’est ici que se réunissaient les villageois, quand les bergers redescendaient de la montagne. Les femmes portaient une coiffe navarraise qui ressemble au supposé chapeau de sorcière. Il n’en fallait pas plus à des esprits torturés pour imaginer des sabbats dans l’herbe, des akelarre, nom venant de “aker” qui signifie “bouc” et de “larre”, la lande. »
Nous avons franchi la frontière. Voilà les grottes de Zugarramurdi. Une énorme cavité karstique, longue de 120 mètres et jusqu’à 22 mètres de hauteur, creusée par un torrent supposé venir des enfers. Le site est une magnifique salle de bal pour les sorcières ! Chaque année, le 18 août, le village organise un grand repas dans les grottes à la mémoire des femmes de Zugarramurdi : le nom de celles qui furent brûlées est mentionné à l’entrée du site. Avec ses maisons ventrues et chemins pavés, le village n’a rien de démoniaque et inspire plutôt une pause détente à une de ses terrasses. On ira jeter un œil au musée de Las Brujas, hommage local aux sorcières de Zugarramurdi. Aujourd’hui, elles assurent la renommée touristique du village, joli pied de nez de l’Histoire !